Titre : Apocalypse cognitive
Auteur : Gérald Bronner
Éditeur : PUF
Pages : 389
Année : 2021
ISBN : 978-2-13-073304-1
La situation est inédite. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons disposé d’autant d’informations et jamais nous n’avons eu autant de temps libre pour y puiser loisir et connaissance du monde. Nos prédécesseurs en avaient rêvé : la science et la technologie libéreraient l’humanité. Mais ce rêve risque désormais de tourner au cauchemar. Le déferlement d’informations a entraîné une concurrence généralisée de toutes les idées, une dérégulation du » marché cognitif » qui a une fâcheuse conséquence : capter, souvent pour le pire, le précieux trésor de notre attention.
Nos esprits subissent l’envoûtement des écrans et s’abandonnent aux mille visages de la déraison. Victime d’un pillage en règle, notre esprit est au cœur d’un enjeu dont dépend notre avenir. Ce contexte inquiétant dévoile certaines des aspirations profondes de l’humanité. L’heure de la confrontation avec notre propre nature aurait-elle sonné ? De la façon dont nous réagirons dépendront les possibilités d’échapper à ce qu’il faut bien appeler une menace civilisationnelle.
Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’université de Paris, membre de l’Académie des technologies et de l’Académie nationale de médecine. Il a publié plusieurs ouvrages, dont La Démocratie des crédules (Puf, 2013), couronnés par de nombreux prix. Son dernier ouvrage paru est Exorcisme (« Grasset », 2024).
AVANT-PROPOS SUBJECTIF.
Une époque formidable
I – Le plus précieux de tous les trésors
II- Tant de cerveaux disponibles !
III- L’avenir ne dure pas si longtemps
CONCLUSION. La lutte finale
BIBLIOGRAPHIE
REMERCIEMENTS
Au travers d’une analyse anthropologique convaincante, Gérald Bronner nous renvoie une image peu reluisante de nous-même et de notre civilisation. Confrontée à la dérégulation du marché cognitif (désintermédiation) et une concurrence informationnelle exacerbée (Internet et Réseaux Sociaux), nous assistons à un cambriolage en règle de notre trésor attentionnel.
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Dans son ouvrage, Bronner revient sur nos fragilités humaines intrinsèques, profondément enfouies dans notre passé évolutionnaire, et les techniques qui nous enferment dans des boucles addictives et les risques que cela fait porter sur la créativité humaine et sur notre civilisation.
Dans une société du divertissement, il est plus qu’urgent de remettre en place les conditions pour redévelopper notre esprit citrique, apprendre à différer des plaisirs immédiats mais aussi domestiquer l’empire immense de nos intuitions erronées.
Un ouvrage à mettre en toutes les mains pour apprendre à résister aux petites friandises mentales et reprendre le contrôle de notre attention.
PS : Et pour défendre la pluralité des points de vue, je vous partage également l’analyse critique du Professeur des Universités en Sociologie Dominique Boullier, qui souligne un manque de rigueur méthodologique dans l’approche sociologique de Bronner.
Les écrans dévorent notre temps de cerveau disponible plus que n’importe quel autre objet. EN 2010, l’INSEE soulignait déjà qu’en France, la moitié du temps mental disponible (= temps hors besoins physiologiques, travail, tâches domestiques et transport) était capté par les écrans – TV, ordinateur et smartphone (p.79).
On assiste à un siphonnage de l’attention chez les jeunes, qui y passent près de 3h pour les 2-4 ans (aux US), 4h40 de temps journalier à 12 ans et 6h40 pour les adolescents âges de 18 ans. Ce temps correspond sur une année à 100 jours complets, soit 2,5 années scolaires. Et comme nous allons le voir, l’usage des écrans n’est malheureusement pas dédié à consommer du matériel intellectuel satisfaisant pour des jeunes esprits en formation. (p.80)
La plupart des informations que nous traitons le sont inconsciemment. Le traitement conscient de l’information à un coût énergétique important pour notre organisme. En effet, notre système nerveux est très friand de glucose et en consomme énormément lorsqu’il traite consciemment l’information. Seulement, notre espèce est naturellement économe en énergie mentale mais cela peut nous jouer des tours (p.90). L’usage de la pensée analytique, de l’esprit critique et de ce que nous appelons en général notre rationalité nécessite une voie mentale plus lente, plus énergivore et donc plus douloureuse, qui ne peut pas toujours concurrencer avec succès les plaisirs cognitifs instantanés (p.340). Voir l’expérience du gorille invisible Chabris et Simon 2015 sur le traitement conscient de l’information. Pour le fonctionnement de la pensée, voir les systèmes I et systèmes II du prix Nobel d’économie Daniel Kahneman.
Pour des raisons liées à notre histoire, notre survie en tant qu’espèce, notre évolution en tant qu’Homo Sapiens, le sexe, la peur et la colère sont des bons supports émotionnels pour conférer une certaine viralité à un produit cognitif. La colère par exemple se propage plus vite sur les réseaux sociaux que les autres émotions et est même contagieuse. (p.129). Rui et al. (2014)
L’hyper-conséquentialisme est une forme d’éthique qui vise à tenir pour responsables moralement les individus du moindre de leurs gestes, alors même que les conséquences de leurs actions étaient non intentionnelles, en faisant fi de la complexité du monde et de son imprédictibilité. Ainsi, le moindre de nos gestes peut revêtir un sens moral (i.e. le robinet qui coule trop longtemps, un tri pas assez sélectif… et nous voici conduits devant le tribunal de notre empreinte carbone). (p.139)
Le sentiment d’accomplissement en se comparant aux autres semblent favoriser la bonne santé : Nous produisons plus de dopamine lorsque nous gagnons une somme d’argent supérieure aux autres que lorsque nous gagnons cette même somme, mais sans comparaison sociale possible. Et c’est valable dans tous les domaines. Les perdants aux Oscars (redelmeier & Singh 2001) vivent en moyenne quatre ans de moins que les gagnants. C’est également le cas pour les élus ayant pris place dans le Baseball Hall of Fame qui vivent plus longtemps que ceux qui ont échoué de peu. Aux JO, les médaillés d’argent ont été évalués moins heureux que les médaillés de bronze… (p.174)
L’objectif d’un certain nombre de marketeurs et de publicitaires est de nous faire confondre le plaisir et le bonheur. Nous avons assez de ressources méta-cognitives pour comprendre que nous sommes enfermés dans des boucles addictives et en souffrir, mais pas toujours suffisamment de ressources mentales pour en sortir. Ces boucles et tactiques addictives sont notamment utilisées par les acteurs de la Tech et les géants du Web pour cambrioler l’attention de nos contemporains : stimulation des réseaux dopaminergiques (par les likes, les notifications diverses), enchaînement des vidéos qui, lorsqu’elles ne sont pas vues en entier, créent un sentiment d’incomplétude cognitive, incitation à faire défiler sans fin un fil d’actualité, incitations à la peur de manquer une information cruciale…Tout est organisé pour notre faire prendre le vide ou le pas grand-chose pour un événement. (p.199).
Ce qui impose aujourd’hui un produit cognitif dans le régime hautement concurrentiel qui caractérise notre contemporanéité n’est pas la qualité de l’information qui lui assure une bonne diffusion mais plutôt la satisfaction cognitive qu’elle procure. La présence d’un contenu négatif ou menaçant, d’éléments évoquant la sexualité ou encore d’éléments minimalement contre-intuitifs assure un avantage concurrentiel aux propositions narratives.
En matière culturelle, nous nous imaginons souvent avoir des appétits plus nobles que ceux qui nous animent en réalité : en France, les gens affirment adorer Arte mais regardent TF1… (p.293).
La dérégulation du marché cognitif, en fluidifiant les relations entre l’offre et la demande nous abandonne à des boucles addictives profondément enracinées dans notre nature. Que se passera-t-il lorsque les satisfactions proposées par les mondes numériques seront de nature à concurrencer celles du monde réel ? La réalité virtuelle va bientôt faire tant de progrès qu’elle représentera une puissance d’absorption de notre disponibilité mentale plus grande encore que la fiction ou les jeux vidéo actuels. Quels sont les Newton, les Einstein ou les Darwin qui ne pourront donner la pleine puissance de leur potentialité intellectuelle parce qu’une partie de leur rêverie aura été absorbée par des sucreries mentales plutôt que par le rude effort de l’exploration méthodique du possible ? (p.336)
Notre créativité constitue le domaine cognitif où nous surpassons non seulement les autres espèces mais encore les intelligences artificielles, a besoin de pouvoir régulièrement s’extraire des cycles addictifs de plaisirs immédiats. Toute amputation de ce temps de rêverie est une perte de chance pour l’humanité. (p.339).
Notre capacité de contrôle volontaire peut être artificiellement altérée (via une stimulation magnétique transcrânienne par exemple) et ainsi empêcher un individu de reporter volontairement son attention d’une image vers un son (p.342). Certaines parties de notre cerveau notamment l’hippocampe ou l’amygdale, réagissent aux plaisirs du court terme et rentre en concurrence avec le cortex orbito-frontal qui lui intègre des objectifs de long terme et à le pouvoir de contrarier par son activité le désir de jouir des plaisirs de l’instant (manger ou non cette belle part de tarte pour un plaisir immédiat, ou préférer son objectif de long terme afin de garder la ligne). Le système exécutif organise les instances cérébrales afin de résister aux tentations de l’environnement et en évitant de répondre de manière stéréotypée à ses sollicitations par la poursuite aveugle des bénéfices immédiats. Jean-Philippe Lachaux souligne que « la clé du contrôle volontaire de l’attention semble résider dans la capacité du cortex préfrontal à motiver le comportement en fonction de bénéfices escomptés à long terme, et non plus seulement en fonction des habitudes de gain immédiat. L’attention est alors guidée par une vision stratégique ». Mais cette mise en concurrence est coûteuse pour l’organisme. (p.343).
Selon Gérald Bronner, la peinture de Sir Edward Coley Burne-Jones intitulé « the Baleful Head » (ci-dessous) pourrait servir d’allégorie à l’apocalypse cognitive. Il est malaisé de scruter cette tête de Méduse bien en face car elle révèle une image de nous-même peu reluisante (appétence pour la conflictualité, avarice cognitive, soumission aux injonctions de la visibilité sociale…) et que nous avons spontanément envie de contester. Mais comme l’Andromède de la peinture de Burne-Jones, il nous est possible de domestiquer cette image et d’accepter qu’elle dise quelque chose de fondamental sur nous, à la condition de l’observer à travers ses reflets, ceux-là même qui émergent de la dérégulation du marché cognitif. (p.234)