Titre : L’homme augmenté, futurs de nos cerveaux
Auteur : Raphaël Gaillard
Éditeur : Grasset
Pages : 361
Année : 2024
ISBN : 978-2246-835172
Faut-il anticiper un affrontement entre l’homo sapiens et la machine, ou relever le défi de notre hybridation avec cette nouvelle intelligence, dite artificielle et née en imitant notre cerveau ? D’ores et déjà, les interfaces cerveau-machine permettent à un homme paralysé de marcher ou de transmettre ses pensées. Demain, nous utiliserons L’IA à la manière d’un smartphone, partout et tout le temps, comme un appendice de nous-même, voire en l’incorporant.
Faut-il en avoir peur ? Nous avons déjà connu une grande hybridation avec l’avènement de l’écriture, signant notre passage de la Préhistoire à l’Histoire. Déposer hors de soi notre savoir par l’écriture, et se le réapproprier par la lecture, n’était pas si différent de ce que la technologie nous promet. Puisque cette aventure fut une réussite pour l’humanité, nous ferions bien de nous en inspirer.
Dans cette vaste fresque qui fait dialoguer sciences et littérature, il est notamment question du neurone d’une star américaine et de Don Quichotte, d’écrivains caféinomanes et du renouveau des psychédéliques, d’amoureux inconsolables et des fruits de l’arbre de la connaissance, de la truie d’Elon Musk et de la sieste d’Einstein. Au fil de cette épopée captivante, une révélation : il est enfin démontré scientifiquement pourquoi lire rend plus intelligent.
Normalien et psychiatre, Raphaël Gaillard dirige le pôle hospitalo-universitaire de psychiatrie de l’hôpital Sainte-Anne et de l’Université Paris Cité. Il a publié aux éditions Grasset en 2022 Un Coup de hache dans la tête, Folie et créativité, prix Jacques de Fouchier et d’Académie française.
Introduction
PREMIÈRE PARTIE – Hybrider cerveaux et machines, augmenter l’homme
DEUXIÈME PARTIE – Le futur, comme l’enfer, est pavé de bonnes intentions
TROISIÈME PARTIE – Le livre comme hybridation
Conclusion
Remerciements
« L’homme augmenté » est un livre comme je les aime : un expert, ici un psychiatre, vulgarise les mécanismes du cerveau, explore les tendances actuelles visant à augmenter nos capacités cognitives, de manière naturelle, chimique, technique ou technologique, en s’appuyant sur nombre de recherches et avec un parti-pris fort. Le tout avec une petite pointe d’humour tout au long du récit.
Une analyse originale et pertinente sur les risques liés à une hybridation du cerveau, qui si elle demeure probable voir nécessaire selon l’auteur, n’est pas sans risque : surchauffe de notre encéphale, déséquilibre psychique, augmentation de la fréquence des troubles mentaux, …
L’auteur revient sur les progrès apportés par une meilleure compréhension des mécanismes cérébraux qui ont déjà permis de soigner des pathologies graves et dans une certaine mesure ont permis de réparer certains individus. Tout l’enjeu aujourd’hui est de comprendre comment les technologies actuelles et l’IA peuvent augmenter nos fonctions cognitives bien au-delà de nos limites biologiques et quels peuvent en être les risques et les bénéfices. L’enjeu n’est pas seulement médical ou technologique, il devient quasi philosophique.
En lisant l’ouvrage de Raphaël Gaillard, on fait la connaissance de molécules chimiques répondant aux doux noms de modafinil ou méthylphénidate, dont l’usage détourné et la consommation, très rependus chez les chirurgiens, étudiants en médecine ou encore sportifs de haut niveau, peuvent transformer l’individu et augmenter ses capacités humaines. On y découvre que les psychédéliques, déjà expérimentés par 17% des Américains adultes, permettent d’augmenter la neuroplasticité du cerveau et la créativité humaine.
Certains humains, ayant des pré-dispositions cognitives (et financières) pourront s’augmenter pour le meilleur ou pour le pire. D’autres, plus fragiles, perdront pied et s’égareront, deviendront fous, d’une folie augmentée par la technologie. On assistera alors à une fracturation encore plus grande de nos sociétés.
L’auteur revient également sur l’importance et les bénéfices de la lecture et de l’écriture (au détriment des écrans), qui est une thèse que j’affectionne tout particulièrement si vous venez me rendre visite sur ce blog de temps en temps. Avec comme corolaire l’importance vitale dans l’apprentissage de l’interaction entre l’apprenant (ici l’enfant) et la collectivité (parents, famille, école, etc.).
Quels impacts sur les compétences qu’il sera nécessaire de développer dans les décennies à venir? Je souscrits en tout point à l’auteur qui suggère l’importance de développer une perception d’ensemble de l’édifice afin d’être capable d’emprunter à d’autres champs de connaissances : des architectes et des visionnaires, des esprits pluridisciplinaires et créatifs. Ici encore, le développement de l’esprit critique sera un des éléments clefs pour mieux appréhender et naviguer dans le monde de demain.
Un livre que je conseille pour les personnes intéressées aux fonctionnements cérébraux et aux enjeux autour des interfaces homme-machine.
Le cerveau conserverait l’image d’un membre paralysé, sans avoir pris en compte son amputation. Pour changer la donne, Ramachandran a l’idée de construire une boite dans laquelle un jeu de miroirs, qui ne lui coûte pas plus de 5 dollars, permet d’observer le reflet du membre sain, en l’occurrence le bras droit […] Ainsi son cerveau a accès à la confrontation attendue de ce bras gauche disparu […] Ce qui est demandé à Tom, c’est de bouger les bras comme s’il était chef d’orchestre. Il s’y emploie, et l’effet est spectaculaire. La douleur fantôme disparaît en quelques instants, alors qu’elle était présente depuis dix ans. (p.54)
Notre cerveau a cette faculté d’incorporer ce qui lui permet d’interagir avec le monde, de sorte qu’il fait siennes ces interfaces cerveau-machine comme des prolongements naturels du corps. À cette aune, tout est possible, depuis la commande d’un bras robotique jusqu’à l’écriture manuscrite sans main. Et bien au-delà. (p.68)
Rien de la sorte dans la réalité. Il n’existe pas de système permettant une mise à jour instantanée des compétences du cerveau. Pour la simple et bonne raison que ces compétences reposent sur un organe de 1 400 grammes avec l’inertie de cette chair et surtout la complexité de son architecture. Il comprend 85 à 100 milliards de neurones, avec environ 10 000 synapses par neurones, ce qui signifie que chaque neurone interagit avec potentiellement 10 000 autres neurones. […] il faut comprendre que la moindre des compétences implique une myriade de connexions. (p.77)
Il existe une méthode simple pour cela, l’utilisation d’un bêta-bloquant, le propranolol. Ce type de molécule est couramment utilisé en cardiologie pour ralentir le rythme cardiaque en bloquant les récepteurs bêta à la noradrénaline. Outre cette utilisation, il nous arrive d’en prescrire pour supprimer certains symptômes de l’anxiété, ceux qui sont les plus proches de la peur, notamment la tachycardie (l’accélération du rythme cardiaque), les palpitations, la sudation ou encore les flushs (le fait de rougir) ou d’avoir la voix ou les mains qui tremblent. C’est un dopant très utilisé également pou tempérer le trac, par les étudiants avant un examen ou les artistes avant de monter sur scène. (p.106)
L’équipe de Robert Zatorre y parvenait, pour ce qui est de la musique, en stimulant le sulcus intrapariétal gauche, une région située un peu en arrière de l’oreille gauche, selon le rythme propre au cerveau. (p.109)
La même technique de stimulation magnétique transcrânienne appliquée sur le cortex préfrontal, situé en avant du cerveau, et suivant le même rythme, augmente globalement les capacités de la mémoire de travail (Hosseinian et co, 2021).
La stimulation électrique directe pour augmenter les capacités de concentration: Le trouble d’hyperactivité avec déficit attentionnel (TDAH) a trop longtemps été résumé à ses effets moteurs, marqués par l’hyperkinésie c’est-à-dire l’augmentation de la motricité. Les enfants avec un TDAH tiennent difficilement en place et passent d’une activité à l’autre. Mais ce sont plutôt les altérations de l’attention qui sont centrales dans le TDAH, avec le plus souvent une difficulté à maintenir l’attention sur une tâche. En résulte une distraction parfois majeure. La stimulation électrique directe agit précisément sur cette dernière dimension, le déficit attentionnel. (p.110)
Les bénéfices [de la stimulation électrique directe] ne se limitent pas à la pathologie . La même technique, dont il faut redire qu’elle ne nécessite pas davantage qu’une pile de 9 volts et pour laquelle un équipement de qualité ne coûte pas plus de 5 000 euros, fait rêver les militaires (Davis S.E., Smith G.A., « Transcranial Direct Current Stimulation use in Warfighting », 2019). (p.110).
Son usage détourné augmente, comme celui du méthylphénidate, les capacités de concentration, et permet de ne plus ressentir la fatigue. Un éditorial de la prestigieuse revue de l’American Medical Association conclut que le modafinil, je cite « sharpens decision making ». Littéralement : le modafinil aiguise la capacité de décision (voir l’ouvrage de Daniel Kahneman sur l’influence de nos biais sur nos décisions et nos jugements). (p. 118)
Le méthylphénidate et le modafinil augmentaient les performances des joueurs [d’échecs de bon niveau] […] 19,9% des 1 105 chirurgiens allemands admettent avoir consommé une molécule autorisée ou illicite pour augmenter leurs performances. […] parmi les étudiants en médecine français, 33% ont utilisé des traitements pour augmenter leurs capacités cognitives. Les corticoïdes sont les médicaments les plus fréquemment en case […] Entre 2002 et 2009 [aux USA], l’utilisation du modafinil en dehors de son indication médicale a été multipliée par 10 […] de sorte que 89% des consommateurs ne relevaient pas d’une nécessité médicale. Il faut dire que la pression est grande du fait du coût des études universitaires.
45 millions d’Américains, soit près de 17% de la population adulte, les ont expérimentés au cours de leur vie, dont environ 7,4 millions dans l’année écoulée […] D’un point de vue neurobiologique, ils induisent, via la stimulation de certains récepteurs à la sérotonine, une forte neuroplasticité, c’est-à-dire la création de nouvelles synapses ou leur modification, ce qui participe des effets thérapeutiques […] Augmenter par les psychédéliques la créativité de l’intelligence humaine constituerait l’objectif le plus ambitieux. (p.175)
Les prouesses que permet la haute technologie ne sont pas acquises pour toujours, les métaux se corrodent, les batteries se déchargent. Et il arrive que les entreprises qui autrefois ont présidé au succès de cette hybridation fassent faillite, sans plus jamais répondre aux patients qu’on exhibait hier encore […] Autonomic Technologies fit faillite en 2019, abandonnant Markus et 700 autres patients avec un stimulateur implanté, sans accès, ni pour eux ni pour leurs médecins, au logiciel permettant de le recalibrer et de maintenir son efficacité. (p.193).
La machine, c’est-à-dire nous, aurait ainsi été poussée à l’extrême, au risque de dérailler, délirer, se mettre en veille prolongée. Cette surchauffe de notre encéphale ne se mesurerait pas seulement au fait qu’il consomme 20% de notre énergie pur 2% de notre poids, mais à cette fragilité constitutionnelle […] Ce que nous pouvons anticiper, c’est une augmentation de la fréquence des troubles mentaux : une épidémie à venir. (p.208)
Les premiers bénéficieront de l’augmentation, pour le meilleur et pour le pire. Certains en sortiront non seulement grandis, mais en feront bénéficier l’humanité tout entière […] d’autres en feront mauvais usage, accumulant les richesses pour leur seul profit et établissant leur empire sur le plus grand nombre, à telle enseigne qu’il faut envisager, parmi eux, quelques génies du mal. (p.218)
HP a réussi l’exploit d’installer en juin 2020 un super ordinateur capable de faire enfin autant de calculs que le cerveau humain, soit 1 exaflops – 1 milliard de milliards d’opérations par seconde -, ce qui a été annoncé à grand renfort de promesses quant à ce qui serait désormais possible grâce à cette puissance informatique. Le hic, c’est qu’il faut 21 mégawatts, c’est-à-dire 21 000 000 watts pour le faire fonctionner, quand notre cerveau ne consomme que 20 watts. (p.239)
Voilà l’hypothèse centrale du présent essai : nous n’avons pas attendu les interfaces cerveau-machine pour nous hybrider, le livre, cet objet associant écriture et lecture, constitue la grande hybridation de l’humanité. Les nouvelles technologies sont, pour ainsi dire, un nouveau chapitre de cette aventure initiée il y a 5 000 ans. (p.245). Il faut respecter les étapes de cet apprentissage, et tout notamment cet engagement du corps. Reconnaître de façon globale des mots – c’est-à-dire les deviner plus que les lire -, c’est court-circuiter la mécanique cérébrale, qui s’ajuste pour que l’écrit imprime sa marque. Recourir à un clavier d’ordinateur plutôt que de former les lettres de ses mains, c’est s’interdire ce chemin qui va des yeux au bout des doigts, et réciproquement : c’est presque s’amputer. (p.271).
Une autre voie consisterait à doter intrinsèquement l’IA d’émotions. Ce n’est pas impossible, et d’ailleurs de nombreux travaux explorent cette piste, qui consiste à pondérer par des émotions artificielles les choix qu’une IA peut faire. Le chemin est semé d’embûches, et comme j’ai pu le dire, il y a fort à parier qu’il faudra une armée de psychiatres pour soigner ces IA s’essayant aux émotions. (p.331) (voir la notion d’Affecting Computing qui vise à comprendre et simuler les émotions humaines)
Le codage pour tous est un miroir aux alouettes. Plutôt que de codeurs ou même de data scientists, nous aurons besoin, face au tsunami de données, de personnes ayant une perception d’ensemble de l’édifice et capables d’emprunter à d’autres champs de connaissances : des architectes et des visionnaires, des esprits pluridisciplinaires et créatifs. (p.336)