Jamais, depuis le début de la civilisation, l’être humain n’a eu autant de temps libre. Que faisons-nous de cet océan de liberté ? Il est essentiellement perdu en divertissement.
Le loisir studieux des Anciens se cultivait dans l’ouverture aux autres et œuvrait à la construction de soi. Le divertissement recherche le plaisir immédiat, n’apprend rien ou presque, recherche le moindre effort. Les nouvelles technologies ont accéléré le déséquilibre : le divertissement dévore nos loisirs.
La Tyrannie du divertissement décrit combien nous sommes passés du loisir qui nous enrichit (culture, sociabilisation…) au loisir qui nous appauvrit et nous isole. Le mauvais usage du temps libre amplifie les inégalités entre ceux qui en tirent profit et ceux qui n’en tirent rien.
Reconquérir notre temps est notre principal défi. Il en va de notre équilibre personnel, mais aussi de notre place dans la société.
Olivier Babeau est professeur d’université et président-fondateur de l’institut Sapiens, un laboratoire d’idées qui réfléchit à la place de l’être humain dans le monde technologique qui naît. Régulièrement présent dans les médias, il a écrit plusieurs ouvrages, dont Le nouveau Désordre numérique (Buchet-Chastel, 2020).
Prologue. « Prends un livre et lis »
Introduction. La crise du temps libre
Première partie – Un temps pour soi, mais pour quoi faire ?
Chapitre 1. L’invention du temps libre
Chapitre 2. Les trois usages du temps libre
Chapitre 3. Le grand retournement : l’explosion du temps libre
Deuxième partie – Le prix de la réussite à l’ère du capitalisme cognitif
Chapitre 4. Le loisir bourgeois : rendre le temps utile
Chapitre 5. La guerre des cerveaux fait rage, mais nous regardons ailleurs
Chapitre 6. La fabrique des inégalités : réhabiliter le mérite
Troisième partie – La mobilité sociale en danger
Chapitre 7. L’hégémonie du divertissement
Chapitre 8. Résistance ou soumission : les deux étendards
Conclusion
Postface. Quelques conseils pour soi et ses enfants
Tableau des différences entre skholè et divertissement
Bibliographie
Notes
Nombre de pages
288
Langue
Française
Année de publication
2023
Éditeur
Buchet Chastel
ISBN
978-228-303-5887
Fondateur de l’Institut Sapiens, un « laboratoire d’idée qui propose de remettre l’humain au cœur du numérique », Olivier Babeau a parfois été critiqué pour sa trop grande proximité avec des groupes privés. Cette précision apportée, j’ai beaucoup apprécié cet essai, qui s’inscrit dans la même veine que des ouvrages comme Apocalypse Cognitive, l’Éloge du bug ou Faites-les lire !, savoureusement provocants et qui visent à nous faire réfléchir sur notre usage de la technologie.
Dans La tyrannie du divertissement, Olivier Babeau invite le lecteur à développer son potentiel en se déconnectant pour se reconnecter à lui-même.
Le besoin de déconnexion n’est pas un besoin contemporain mais il est inhérent à la nature humaine :
Malgré plus de temps libre (En 2015, on travaille 12% de sa vie éveillée contre 70% en 1841), le «trop-plein» de distractions nuit à son bon usage.
Pour l’auteur, il est urgent de repenser ses trois temps :
Le divertissement envahit aujourd’hui nos vies, détournant notre attention de l’essentiel, comme l’exprimait Blaise Pascal. Aldous Huxley prévoyait déjà une société où l’abondance d’information et la facilité nous réduirait à la passivité. Il est temps de reconquérir notre temps, hiérarchiser et équilibrer ses loisirs et dompter les écrans via l’enrichissement personnel, l’apprentissage, l’ouverture sur le monde. Et retrouver une fatigue fondamentale source de créativité, d’inspiration et de sérénité, chère au philosophe Byung Chul-Han. Si il n’existe pas de mode d’emploi parfait, Olivier Babeau nous livre dans La tyrannie du divertissement une réflexion nécessaire et contemporaine agrémentée de conseils pratiques pour repenser ses trois temps et éduquer nos enfants à l’ère de la distraction digitale.
La culture générale fait pourtant partie intégrante du projet humaniste, lui-même descendant de l’éducation grecque et de l’humanitas de Cicéron. Elle est cet ensemble de connaissances sur le monde et sur l’homme qui permet à ce dernier de dépasser sa nature par la culture, et de devenir ainsi pleinement humain. Dans le De oratore, Cicéron définit l’humanitas comme « le traitement à appliquer aux enfants pour qu’ils deviennent hommes ».
La culture générale accomplit aujourd’hui un grand retour (pour l’instant, il est vrai, peu remarqué) dans la panoplie des armes du succès. La capacité à mettre les savoirs en relation, à faire preuve de créativité face aux procédures, est précisément la capacité dont les machines sont dépourvues. (p.101)
La crise de la culture dont parle Arendt est la fin de la culture authentique au profit d’une forme utilitaire et dégradée, préparée par les déviances du philistinisme, l’avènement de la société de masse « indique clairement un nouvel état des choses, où la masse de la population a été soulagée du fardeau du labeur physiquement épuisant, et peut, aussi, disposer d’assez de loisir pour la « culture ». Ce temps libre qui était pensé par les élites authentiques sur le mode du loisir studieux, a été détourné. (p.154)
Quand nous regardons les différences sociales, nous avons tendance à prendre l’argent pour la cause de la réussite et à ne voir que lui. Mais l’essentiel est ailleurs : il n’est que la conséquence la plus visible de la vraie cause reproductrice des inégalités; Si l’on exclut les cas extrêmes de niveaux de richesse si élevés qu’ils permettent à plusieurs générations d’en vivre sans le moindre travail, la plupart des rejetons des classe sociales supérieures, quoique favorisés, doivent travailler dur pour obtenir le niveau de vie qu’ils ont connu avec leurs parents.
En ce qui concerne les très grandes fortunes, on est souvent étonné de la rapidité avec laquelle une famille, la multiplication des générations aidant, peut venir à bout d’un héritage pourtant immense. C’est particulièrement vrai dans le cas des transmissions d’entreprises. En France, seuls 12% des entreprises familiales se poursuivent au deuxième degré et seuls 3% accèdent au troisième degré. On connait le mot de l’ancien président du Conseil national du patronat français (devenu Medef) Yvon Gattaz : « le fondateur est un aigle, le successeur est un faucon, le troisième est un vrai… ».
Le tourisme est une illustration frappante de la façon dont un loisir fondé sur le principe de la skholè a connu une forme de dégradation au cours de sa démocratisation.
Venise, le Parthénon, Versailles, Barcelone : de nombreuses destinations prisées des touristes s’inquiètent des foules sans cesse plus denses qui viennent les envahir. Dégradation et usure des sites, exclusion des populations locales : la manne financière apportée par ces hordes de visiteurs ne suffit plus à calmer les mécontents. La sensibilité croissante au gâchis énergétique allonge l’acte d’accusation. Le tourisme de masse avait accompagné et symbolisé la démocratisation des loisirs et le rapprochement des peuples. Il en représente désormais l’impasse.
Au XVIIIe siècle, le Grand Tour était ce voyage initiatique que les jeunes Européens aisés se devaient d’entreprendre pour parfaire leur éducation. L’idée de voyager pour son agrément et non pour une raison professionnelle plonge ses racines loin, jusqu’à la renaissance humaniste. Il ne s’agissait nullement de divertissement alors, mais au contraire de moyens de s’ouvrir à la diversité humaine, de prendre de la; distance avec sa propre civilisation? C’était un voyage d’initiation, un chemin de sagesse qui passait par l’ailleurs. Pour la première fois depuis des siècles, on n’allait plus au-devant des peuples pour leur apporter ses certitudes et sa religion, mais au contraire pour questionner ses propres croyances. Le voyage n’était pas délassement mais patiente découverte, à l’image d’un explorateur de légende comme Bougainville qui mit quatre ans à boucler son tour du monde.
Agir sur l’école sans agir sur les loisirs c’est, pour employer une métaphore de plombier, éponger le sol sans stopper la fuite. Un travail inefficace et sans cesse à recommencer. L’école n’est qu’une fraction du problème. Elle n’est même au fond qu’un maillon aval de la fabrique des talents, une courroie de transmission d’un travail qui s’opère ailleurs et constitue le déterminant typique des positions sociales. Ce travail commence très tôt et dure toute la vie. C’est l’attitude vis-à-vis de son temps libre. L’usage de ses loisirs.
Le long apprentissage qui forme notre culture générale fait partie de ces exercices répétés, pas toujours immédiatement plaisants, mais dont l’effet est prodigieux. Et pourtant, il n’est plus guère vanté. En 2022, un sondage a montré que près d’un Français sur cinq ne connaît pas l’histoire de Marie, de Joseph et de la naissance de Jésus ou celle de l’arche de Noé et du déluge. Une ignorance qui a progressé de 10 points depuis 2010 […]. De nombreux commentaires estimaient normal d’ignorer ces « vieilles histoires », de repousser dans l’oublie ces « superpositions qui ont fait tant de mal », estimaient que nous avions nos propres mythologies contemporaines, comme Star Wars ou Le Seigneur des anneaux, pour remplacer avantageusement ces fables.
Autrefois, l’ignorance était honteuse. Elle se cachait. Désormais, elle se revendique. Elle a ses adeptes, ses prophètes et ses temples. Si je soutiens l’importance de la valeur des œuvres anciennes, et souligne que les ignorer ne peut être interprété que comme un manque, c’est parce que passer à côté, c’est se fermer à certaines des plus belles productions de l’âme humaine. Ignorer l’histoire biblique, quelle que soit sa foi (ou son absence de fois, c’est s’interdire la compréhension de presque tout l’art occidental jusqu’à la fin du XVIIIe siècle […]. Léo Strauss disait : « si toutes les cultures se valent, le cannibalisme n’est qu’une affaire de goût ». (p.220)
Le loisir n’est pas le laisser-aller. C’est au contraire le moment le plus difficile où notre conduite n’est pas dictée par quelque nécessité qui ne nous laisse pas de choix. Il est le moment vertigineux du choix. Autrement dit celui de la discipline de soi. Il est le seul temps où cette discipline fait une différence, puisque le temps du travail est contraint.
Chaque mois, nous décryptons l’actualité tech et son impact sur notre vie privée.
L’humaniste Érasme avait eu cette phrase fameuse : « on ne naît pas homme, on le devient ». Au XXIe siècle, rester un être humain demande une volonté permanente. Comme l’activité physique, l’activité intellectuelle est un mode de vie, un effort volontaire constant, et non le fruit d’une nécessité. Il faut avoir la force de s’imposer des efforts dont on pourrait se dispenser en une pichenette ou une requête verbale. Autrefois, le courage était de faire face aux difficultés. Il est aujourd’hui celui de résister à la facilité du monde.
On redécouvre l’importance de préserver les temps de rencontre physique, de convivialité. Les technologies viennent aussi au secours des problèmes qu’elles font naître : les applications de contrôle de son temps, d’exercice de son esprit pour regagner en concentration sont désormais légion. Les écrans ne sont pas le grand Satan. Ils sont juste un outil très délicat à bien utiliser. Des fonctions spécifiques permettent de les dompter, pour n’en garder que le meilleur : l’enrichissement personnel, l’apprentissage, l’ouverture sur le monde, la mise en relation et la collaboration.
Twitter sur les ruines de Delphes
Le premier stade de toute dépendance est la prise de conscience […]. Deux phrases bien connues figuraient sur le temple d’Apollon : « connais-toi toi-même » et « rien de trop ». Au siècle de l’omniprésence des écrans, il semble que la contemplation narcissique ait remplacé l’introspection, et que l’excès des comportements se substitue à la mesure […] Je m’efforce en tout cas de contrôler plus souvent mon usage des écrans. J’ai commencé le dur combat pour reconquérir mon attention. (p.243)
Écrire le mode d’emploi
[…] Seulement il y a les écrans, qui, la portabilité aidant, pénètrent les moindres interstices de la vie. Comment les remettre à leur juste place ? Comment reprendre le contrôle ? Ce n’est pas aussi simple que la cigarette, pour laquelle la solution est l’arrêt pur et simple : on peut vivre sans fumer, mais bannir entièrement les écrans de sa vie n’est pas envisageable serait la mort sociale et professionnelle. D’une façon ou d’une autre, il faut vivre avec.
S’aider à résister
Mettez votre portable de l’autre côté de la pièce, ou mieux encore dans une autre pièce. En tout cas mettez-le hors de votre portée immédiate. […] Tous nos écrans intègrent maintenant des fonctions et contrôle des notifications, des modes « ne pas déranger » filtrant les messages essentiels, des compteurs de temps passé, des limites automatiques à l’utilisation de tels réseaux sociaux. Apprenez à les utiliser.
Cloisonner le temps
Séparez méthodiquement les temps de travail et les autres, pour faire les choses à fond. Fixez-vous des routines : le soir, une heure avant de dormir, bannissez les écrans et lisez. […]. Réservez certaines applications pour des moments précis. Ne faite pas le tour de toutes chaque fois que l’une d’elles vous est utile; Ne laissez plus votre écran happer votre vie.
Ça peut vous intéresser :
Arrêter de papillonner
C’est la principale cause de perte de temps : la captation de notre attention. Le papillonnage est la manifestation la plus génante de notre dépendance […]. Fixez-vous un objectif raisonnable de plage de travail, par exemple 30 minutes pour commencer, durant laquelle vous ne ferez rien d’autre. Cela peut être un travail professionnel ou une simple lecture. Et petit à petit, allongez la durée. Bientôt vous vous surprendrez.
Gérer son temps en prodigue et non en avare
Une erreur commune est de croire que pour mieux profiter de son temps, il faut en découper chaque micro-parcelle et lui attribuer un rôle […]. En réalité, le temps n’est pas rare si nous cessons de le traiter comme un tas de pièces d’or qu’il faudrait compter et stocker en Picsou. Je crois qu’il faut faire exactement le contraire. Dans l’économie de l’esprit, les prodigues s’accroissent et l’avarice est ruineuse : c’est exactement la même chose pour l’économie du temps libre […]. Obligez-vous à ne rien faire. Restez confortablement installé sur votre canapé et ne faites rien. Laissez votre esprit vagabonder. Vous serez surpris du temps que vous y passerez et du plaisir que vous y prendrez […]. Pour lutter contre ce gaspillage (lié à l’utilisation spontanée des réseaux sociaux, NDLR), je m’exerce par exemple à refuser volontairement de céder à la facilité de saisir mon portable quand cinq minutes me sont offertes à la rêverie dans le métro.
Accompagner ses enfants
Le bon usage des écrans est devenu la principale préoccupation des parents. Comment initier les enfants aux outils numériques afin qu’ils les maîtrisent sans qu’ils s’y perdent? […]. On ne peut pas élever ses enfants en amish, sous peine de les rendre profondément inadaptés à la société dans laquelle ils vivront une fois adultes. L’enjeu est de préparer leur participation au monde, pas de les dispenser d’y participer. L’autre option n’est pas non plus imaginable : laisser nos enfants se gaver d’écran à volonté et y faire seuls leurs premiers pas. Difficile de connaitre les bonnes recettes. Elles varient sans doute en fonction des enfants, de leurs caractères, des situations, et bien sûr des âges.Il est évident que l’usage des écrans par vos enfants doit être supervisé en permanence. Réservez-le au salon, et fixez un quota hebdomadaire précis adapté à son âge que l’enfant apprendra à gérer à sa guise. Rien ou presque avant 4 ans. Ensuite progressez lentement […] Cette aptitude à aller glaner, de façon active, des informations en ligne, sera fort utile (à mes enfants, ndlr) […]. Bien utilisés, les écrans sont un outil d’une incroyable puissance dont il serait dommage de se priver. (p.252)