Qu’est-ce qui déclenche la curiosité chez l’espèce humaine? Comment notre cerveau sélectionne-t-il des choses dont nous avons besoin et ignore-t-il ce qui n’est pas essentiel? Comment notre perception façonne-t-elle ce que nous savons sur le monde ? Le Docteur Jacqueline Gottlieb nous détaille les mécanismes de notre curiosité, cognition & créativité à la lumière des neurosciences, dans une interview passionnante du podcast The Creative Process.
Dr. Jacqueline Gottlieb est Professeur en Neurosciences et Chercheuse Principale au Zuckerman Mind Brain Behavior Institute de l’Université de Colombia. Le Dr. Gottlieb étudie les mécanismes qui sous-tendent les fonctions cognitives supérieures du cerveau, y compris la prise de décision, la mémoire et l’attention. Elle s’intéresse tout particulièrement à la façon dont le cerveau rassemble les preuves dont il a besoin – et ignore ce dont il n’a pas besoin – pendant les tâches quotidiennes et dans des états particuliers tels que la curiosité.
Les neurosciences cognitives peuvent mesurer des fonctions mentales insaisissables, comme l’attention ou la mémoire. C’est quelque chose qui se passe dans nos têtes, et c’est très éphémère, mais il y a des méthodes expérimentales pour les identifier. Le mouvements des yeux est un incroyable marqueur de la cognition interne. Ils peuvent aider à savoir ce qui intéresse quelqu’un, à quoi il pense ou quelles informations sont traitées. Les mouvements oculaires ne sont en aucun cas un marqueur parfait. C’est un marqueur très bruyant, mais c’est l’un des plus proches que nous ayons en tant qu’indice. Alors pourquoi les mouvements oculaires nous disent-ils de ce que nous pensons et de ce que nous trouvons intéressant ? En fin de compte, la question qui se cache derrière la curiosité peut être définie par ce que nous trouvons intéressant dans notre environnement.
Le cerveau et le comportement sont des sujets extrêmement compliqués, et nous les simplifions pour les étudier en laboratoire. Notre domaine a poursuivi deux grandes traditions : l’une est la tradition Cognitiviste, de sorte que les gens comme William James et beaucoup d’autres se sont vraiment fascinés par les opérations mentales : l’attention, la mémoire, l’imagerie mentale ou le langage. Les chercheurs ont étudié nos capacités. Que pouvons-nous faire ? Quelles sont nos limites cognitives? Combien d’objets pouvons-nous mémoriser ? De quelle manière, et pendant combien de temps ?
Ça pourrait vous intéresser :
L’autre tradition, réfutant l’idée de pouvoir mesurer de manière pertinentes nos états mentaux, s’est intéressée à la prise de décision et au comportement motivationnel. C’est-à-dire, que souhaitons-nous? À quel point sommes-nous prêts à travailler pour quelque chose que nous désirons ? Et ces deux domaines, ces deux traditions se sont divisées. La prise de décision était dominée par le Behaviourisme, fondé par B. F. Skinner. Je peux prendre un rat et le mettre dans une cage, et je peux faire en sorte que le rat ait très faim et lui donner un levier qui fournit de la nourriture et un autre qui n’apporte rien. Avec cette expérience, je peux vous dire précisément combien de fois le rat va appuyer sur le levier alimentaire en fonction du temps. C’est un processus de stimulus-réponse, et tout est question de motivation et de récompenses. Ce domaine a été poussé très loin et a décrit un certain nombre de phénomènes.
Ces deux traditions, Cognitiviste et Behaviourisme (ou Comportementalisme), ont continué chacune d’elles dans leur voie respective. Mais nous sommes maintenant arrivés à un point où chaque champ est suffisamment développé pour qu’il n’y ait nulle part ailleurs où aller à moins de combiner les deux. La curiosité est précisément l’intersection de ces champs de recherche. Cela a trait au désir d’information.
J’ai besoin de savoir comment je traite l’information, ce que c’est, et si je le veux. C’est précisément de la curiosité. Le moment est venu de les unifier, et c’est une énorme entreprise parce que nous parlons de chaque côté des traditions cognitivistes et comportementales. Vous avez des centaines de scientifiques qui travaillent de chaque côté ; ils ont chacun leurs idées, et chacun ont été éduqués dans leurs traditions. Et les relier va prendre plusieurs décennies, je pense, pour avoir une bonne intégration. Cela ne fait que commencer.
Il s’agit vraiment d’une explosion de la recherche. Quand j’ai commencé à réfléchir à cette question, je pouvais à peine trouver quelqu’un qui s’y intéressait. Nous ne savions même pas par où commencer pour poser une question. Comment la formulez-vous? C’est précisément l’écart entre ces deux domaines parce que nous devons comprendre comment nous traitons l’information, comment nous comprenons la tâche et comment nous nous représentons cognitivement la situation. Ensuite, nous devons comprendre votre motivation dans cette situation, dans ce cas, avec vos yeux.
Lorsque vous regardez une prévision météorologique, vous avez une fiabilité partielle de l’information. Et puis, vous évaluez cette information. Si vous pensez que la fiabilité de votre source est faible, alors vous n’allez pas l’écouter tellement. Mais si vous pensez que la fiabilité est élevée, vous devriez probablement l’écouter davantage. Et puis vous mettez à jour vos croyances. Le problème est que la connaissance de ces probabilités lors de la prise de décisions est extrêmement difficile. Pour vraiment comprendre les questions qu’un individu se pose à un moment donné, vous devez comprendre l’individu dans son entièreté, ce qu’il sait, et ce dont il se soucie. Je pense que les mouvements oculaires, en particulier, ont vraiment deux fonctions. L’une consiste à répondre à nos questions, comme je l’ai dit, à recueillir des informations visuelles, mais l’autre est dans la signification sociale. Dans un contexte social, les mouvements oculaires peuvent signaler vos intentions et, dans un sens, agir sur d’autres individus.
Je pense que notre cerveau est équipé pour faire face à l’assaut [d’information générées par nos appareils, par les distractions digitales] parce que nous subissons une attaque informationnelle au moment même où nous ouvrons les yeux. Nous avons évolué pour faire face à une quantité massive d’information, et nous sommes naturellement doués pour nous concentrer et ignorer de grandes quantités d’informations. L’IA à l’ère numérique est un flux d’informations relativement nouveau, qui est créé par l’homme, donc nous la rendons plus saillante. Donc, oui, c’est plus difficile de l’ignorer, mais les gens peuvent apprendre à l’ignorer, et en fait, c’est un processus d’apprentissage. Je pense qu’il faudra aussi apprendre à l’enseigner à nos enfants. Nous élevons des générations d’enfants qui vont prendre l’IA et le monde numérique comme un acquis. Pour eux, ce ne sera pas différent d’une chaise et d’une table pour nous. Ils apprendront donc à ne pas être si distraits par les chaises et les tables.
Les gens s’adaptent, nos cerveaux sont organisés très hiérarchiquement. Au plus haut niveau de la hiérarchie se trouvent nos désirs et nos valeurs. De quoi ai-je besoin ? Nous avons tous besoin de manger, d’avoir des contacts sociaux et d’être en sécurité. C’est le plus haut niveau de la hiérarchie. Ensuite, vous avez vos valeurs. Quelles sont vos valeurs sociales et vos valeurs morales ? Et puis vous avez vos connaissances à long terme. Que savez-vous du monde ? Cela détermine comment vous interprétez tout ce qui vous entoure. Alors, que savez-vous du monde ? Que voulez-vous savoir de plus ? Quelles sont vos compétences ? Que savez-vous faire ? Ces niveaux contrôlent vraiment les informations que vous cherchez.
Si vous demandez à quelqu’un, qu’est-ce que la curiosité ? La réponse que vous obtiendrez probablement le plus souvent serait le désir de savoir. Mais je pense qu’une bien meilleure réponse est le désir de poser des questions. Et ce sont des choses très différentes. Si vous venez de cartographier votre salon, vous vous dites d’accord, maintenant j’ai besoin de quelque chose de nouveau. J’ai besoin d’une certaine incertitude. Je dois sortir, même si ça pourrait être effrayant. Je dois m’exposer à cette incertitude pour apprendre. Et puis une fois que vous avez appris, une fois que vous êtes allé dans votre cour et que vous avez cartographié cette cour, vous dites, d’accord, eh bien, maintenant je connais mon jardin. Maintenant, je dois m’exposer à nouveau à l’incertitude pour apprendre quelque chose de nouveau. Donc, la curiosité est le désir de poser une question pour apprendre.
L’une des choses les plus importantes que les neuroscientifiques peuvent proposer est l’étude des réactions des gens à l’incertitude. L’information est en fait une question d’incertitude. Certaines personnes sont plus disposées à embrasser l’incertitude, surtout si elles peuvent en tirer des enseignements. D’autres personnes feraient n’importe quoi pour se protéger de l’incertitude, donc cela fait partie du phénomène de la chambre d’écho.
C’est comme dire que peut-être ce que cette autre personne dit a un grain de vérité, mais c’est tellement difficile pour moi d’y penser que je préférerais l’ignorer. Je préférerais rester dans mon espace de sûreté. Donc, les gens sont différents. Il y a des réactions émotionnelles et cognitives, et je pense que c’est là que notre pensée et nos émotions sont étroitement liées dans la façon dont nous traitons l’incertitude.
Nous avons tous ressenti ce sentiment d’émerveillement à l’immensité des choses dans la nature, et je pense que c’est un sens magnifique. Vous êtes impressionné par les choses immuables qui vont au-delà de vos capacités, ainsi que les capacités de compréhension et les capacités de la connaissance. Je considère donc qu’il s’agit d’une sorte de forme d’extrême incertitude qui ne menace pas. Nous pouvons nous détendre. C’est agréable et inspirant. Donc, peut-être que si nous pouvons nous souvenir du sentiment d’émerveillement que nous avons avec certaines choses, nous pouvons nous quand nous avons des incertitudes (comme le changement climatique) qui sont menaçantes, peut-être que c’est quelque chose que nous pouvons utiliser pour nous calmer. En ce qui concerne le changement climatique, les gens s’adaptent, et je pense que nous devrions permettre que les politiques publiques orientent les gens vers la possibilité de s’adapter. Disons que vous pensez que le niveau de la mer va s’élever dans une zone particulière. Eh bien, vous pouvez construire un plus grand barrage. Ou, vous pouvez construire des murs plus grands. Donc, plus les gens ont de ressources, plus ils seront efficaces pour s’adapter à tout ce qui leur arrive.
APPROFONDIR