Titre : L’ Éloge du Bug
Auteur : Marcello Vitali-Rosati
Éditeur : Zones
Pages : 207
Année : 2024
ISBN : 978-2-35522-223-8
« Ça marche, c’est tout », nous dit la publicité pour un smartphone. C’est simple, c’est intuitif. Il n’y a pas à se poser de questions. Le passage au numérique tel que nous le vivons aujourd’hui correspond largement à une délégation généralisée des choix politiques, éthiques, culturels et sociaux à des opérateurs privés qui ont su rapidement proposer des « solutions fonctionnelles » pour à peu près tout.
Dans cet essai provocateur, le philosophe Marcello Vitali-Rosati prend le contre-pied de cet « impératif fonctionnel » au coeur de la vision du monde dans laquelle les GAFAM nous enferment.
Il propose au contraire de réfléchir à partir de ce qui heurte le flux bien huilé des rhétoriques de l’immatérialité, de la simplicité, de l’intuitivité et du bon fonctionnement : le bug. En anglais, ce mot signifie « insecte », mais aussi « spectre ». En court-circuitant la machine qu’il habite et qu’il hante, le bug nous pousse à ouvrir la boîte noire.
C’est aussi ce à quoi ce livre nous invite. Au lieu de nous laisser séduire par un discours qui, nous promettant de nous délivrer de toutes les tâches matérielles, finit par nous asservir à une poignée de plateformes, nous pouvons cultiver une connaissance critique des technologies à même de nous libérer de cette emprise.
Marcello Vitali-Rosati est philosophe et spécialiste des questions relatives aux technologies numériques. À partir de l’étude et de la pratique du code, il analyse la manière dont les algorithmes, les formats, les logiciels et les plateformes redéfinissent les notions d’humain, d’identité, de connaissance ou de littérature. Contributeur actif à la théorie de l’éditorialisation, il travaille à la conception de nouvelles formes de production et de diffusion du savoir. Il est professeur à l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques.
J’ai eu la chance d’échanger avec l’auteur du livre, Marcello Vitali-Rosati dans le cadre du podcast que j’anime La Tech à l’Envers. Remettre la technologie au service de l’humain, c’est le sujet que nous avons le plaisir d’aborder aujourd’hui avec lui. J’espère que vous aurez autant de plaisir à écouter ce podcast que j’ai eu de plaisir à le réaliser avec ma co-animatrice Magali Tocanne.
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Marcello Vitali-Rosati est un philosophe… geek (il utilise un Lenovo X200 et Librebot et rédige son ouvrage sur l’éditeur de texte VIM…). Cette double compétence donne toute la force à son propos.
L’auteur développe le concept de littératie numérique, qu’il définit comme notre capacité critique, fondée sur l’analyse, la compréhension et la maîtrise, et qui doit être une manière de nous rendre libres en nous permettant d’être les véritables protagonistes de nos actions. Elle est fondée sur trois principes :
Il revient également sur la rhétorique de l’immatérialité qui n’est pas seulement fausse (impact écologique des centres de données, infrastructures câblés, etc.) mais qui est dangereuse car elle fait obstacle à la pensée critique, sur la base de « ce qui ne se voit pas n’existe pas ».
La métaphore avec la lampe d’Aladin utilisée tout au long de l’œuvre est originale, bien trouvée, et même éclairante. C’est là promesse alléchante des GAFAM qui avec leurs lampes magiques (iphone, tablette, etc.) exaucent le moindre de nos désirs sans que nous ayons même besoin de le formuler, et cela sans aucune compétence ni réflexion de notre part (ah, l’intuitivité technologique !).
Pour l’auteur, le bug nous bloque, nous empêche de continuer à faire ce que nous étions en train de faire, mais il nous dit et nous apprend aussi des choses, sur la matérialité des environnements numériques et la spécificité du modèle utilisé (le code par exemple).
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Faire l’éloge du bug, c’est faire l’éloge de la curiosité technique, favoriser la prise d’initiative, c’est se questionner sur son usage, c’est refuser les modèles standards imposés par les géants du numérique, la simplification extrême qu’elle soit symbolique (swiper, scroller, taper…) ou matériel (essayez de démonter un iphone), c’est refuser de réduire le monde à une vision simpliste dictée par des intérêts économiques, c’est résister aux algorithmes et aux playlists musicales automatisées par l’IA, c’est proscrire les activités toujours suggérées et balisées par le dispositif numérique (notifications, design et ergonomie).
Faire l’éloge du bug, c’est refuser la passivité technologique et reprendre en main les dispositifs que nous utilisons au quotidien, c’est faire naitre l’esprit critique en favorisant la bricole, c’est défaire, démonter, pour mieux comprendre les dispositifs et ne plus les subir.
Loin de faire la promotion de la low tech, Marcello Vitali-Rosati, prône un usage décomplexé et aventureux des outils numériques ou l’utilisateur est le moteur premier et principal. En ça, il est fidèle aux ambitions des premières heures de l’Internet. Vous l’aurez compris, je recommande fortement la lecture de l’Éloge du Bug.
Il est dommage cependant que l’éditeur de La Découverte qui édite la collection ZONES ait décidé d’utiliser l’écriture dite « inclusive » , qui rend la lecture parfois difficile avec des enchainements de points médians, de iels et autres syntaxes troublantes, grammaticalement incorrectes et esthétiquement gênantes.
Le « passage au numérique » tel que nous le vivons aujourd’hui correspond largement à une délégation généralisée des choix politiques, éthiques, culturels et sociaux aux entreprises qui ont su rapidement proposer des « solutions » fonctionnelles, simples, intuitives, performantes. Mais ce faisant, les espaces publics, les activités d’intérêt commun et l’ensemble de nos lieux de vie sont désormais gérés par quelques entreprises dont nous adoptons, souvent de façon acritique, les « solutions ». (p.12)
Apparaît ici comme une injonction caractérisant formellement tout système psychique. Comme tout impératif, celui-ci engendre des transgressions qui se manifestent dans une sorte d’appel de l’irrationnel, et ces transgressions, du fait de leur caractère inacceptable, font l’objet d’un refoulement. […] On devient rationnel à la suite d’un long apprentissage et d’une soumission progressive à l’impératif rationnel. (p.20).
Dans notre époque numérique, en tant qu’époque capitalistique […] cet impératif semble avoir trouvé un allié parfait dans un certain discours technologique : la technologie est ce qui doit fonctionner et, en même temps, ce qui permet que tout fonctionne au mieux. (p.22)
Word fonctionne bien ? Oui, il répond tout à fait à l’impératif fonctionnel. À travers une série très large de stratégies, ce modèle s’est étendu au-delà des bureaux des entreprises, est entré dans les universités, dans les maisons d’édition, dans la vie privée de tout un chacun […] Word devient un « standard » de facto. Aujourd’hui, notre manière d’écrire des textes universitaires, des romans ou des lettres d’amour est modelée par une idée du texte comme document d’entreprise et nous croyons que cela est neutre […] On préfère Apple à d’autres systèmes ‘exploitation parce que « ça fonctionne bien ». […] Ça fonctionne pour faire quoi ? Nous découvririons que la réponse est trop souvent celle-ci : » Ça fonctionne pour augmenter la productivité dans un sens capitaliste. » (p.31)
Le but de ces applications (Desktime, EmailAnalytics, Timely, Time Doctor, ProofHub, Everhour, TMetric, TrackingTime…) est toujours le même : contrôler algorithmiquement le comportement des personnes (direction des yeux, analyse de l’attention et des mouvements faciaux…) pour faire un sorte de maximiser leur productivité. Devant ces systèmes, le Big Brother de 1984 devient presque ridicule […] Aujourd’hui, Big Brother ne se limite pas à nous regarder de l’extérieur, il est désormais capable de voir dans notre âme, et tout cela non pas, comme dans le roman d’Orwell, pour garantir un consensus politique, mais pour maximiser la production. (p.41)
Il est évident que l’interprétation que Tinder donne de l’amour et des rapports de couple n’est pas la seule possible et;, surtout, qu’elle n’est pas neutre. On peut dire la même chose des critères de pertinence selon Google. […] Ce phénomène peut être appelé « naturalisation » : une vision du monde, une opinion, une interprétation devient tellement courante et commune que nous finissons par oublier qu’elle est « une vision du monde et non pas « le » monde en tant que tel. (p.61). Si on lit attentivement le brevet qui expose assez bien le modèle représentationnel sur lequel s’appuie l’application […] l’affirmation sexiste selon laquelle une femme plus jeune et plus pauvre pourrait bien « matcher » avec un homme plus vieux et plus riche est justifié par la phrase : » le serveur de matching 20 peut être configuré de cette manière parce que des données empiriques ont montrée que ces différences démographiques n’ont pas un effet équivalent sur les choix que font les hommes et les femmes en matière de matches. » (p.63). Dans le cas de Google, l’effet de naturalisation est encore plus évident [..] Le fait qu’il soit implémenté dans le moteur de recherche et le succès de ce moteur de recherche ont déterminé que l’idée de pertinence du Science Citation Index (modèle d’autorité sur lequel l’importance et la légitimité d’un contenu sont déterminées par la notoriété de son auteur.) est devenue l’idée de pertinence par excellence. (p.63)
Nos dispositifs GAFAM suivent le même paradigme de dissimulation. Dans les systèmes d’exploitation comme Mac et Windows, nous ne pouvons par exemple plus voir l’emplacement des fichiers ni leur extension. Les fichiers de configuration sont cachés et souvent inaccessibles, avec l’excuse d’éviter les dégâts […]. Les génies des lampes numériques interprètent le monde pour nous, sans nous dévoiler les principes de leur interprétations. (p.65)
Présupposer un rapport au réel qui ne demande pas de médiation signifie croire qu’un seul rapport au monde est possible : l’immédiateté détermine l’unicité. Il y aurait donc un seul monde et un seul accès possible à ce monde. Cet accès serait complètement transparent parce qu’il se ferait sans aucune médiation. Face à une médiation, il n’y a aucune pensée possible […] C’est cette même logique que nous vendent les GAFAM : l’outil parfait serait celui qui nous donne un accès immédiat au monde. Cette immédiateté ne peut qu’être fondée sur l’unicité : il existe une et une seule manière de saisir ce que le monde est en soi – car, s’il y en avait plusieurs, il serait nécessaire de justifier cette multiplicité avec différentes médiatisations. (p.69)
Une approche selon laquelle tous les besoins sociaux sont , de fait , transformables et façon unique, claire et non ambiguë en « problèmes » qui peuvent ensuite être résolus par de bons algorithmes. Marozov dénonce cette idéologie parce qu’elle cache la complexité et la pluralité des besoins sociaux, et parce qu’elle fait passer pour transparentes, neutres et « naturelles » les stratégies de réponses mises en place par les GAFAM pour répondre à ces besoins. (p.71)
« Le » numérique est assimilé à une langue que l’on maîtrise plus ou moins bien. La métaphore permet d’induire que , comme une langue, le numérique peut être appris dès le plus jeune âge par exposition et que, comme une langue, il devient le mode d’expression et de rapport au monde principal […] 1) il est discutable de considérer le numérique comme une unité cohérente […] 2) il est faux de croire qu’une génération entière aurait été exposée de la même manière à la même culture numérique […] 3) dans le cadre des technologies numériques, il est difficile de pouvoir affirmer que l’exposition implique la maîtrise. (p.72)
Parce qu’elles sont uniformes et qu’elles proposent des formes d’accès au monde très pauvres, simplifiées et semblables, ces technologies ne requièrent finalement aucun effort et permettent une passivité presque totale (i.e. à part quelque geste minimaliste, comme le swipe, les jeunes n’effectuent aucune opération qui requiert de la réflexion). (p.74)
Elle doit être une capacité critique, fondée sur l’analyse, la compréhension et la maîtrise. La littératie numérique doit être une manière de nous rendre libres en nous permettant d’être les véritables protagonistes de nos actions. Trois principes qui devraient fonder cette littératie numérique: 1) la conscience de la multiplicité des modèles 2) la recherche de technologies adéquatement complexes (ne pas se contenter de dispositifs trop simples) et 3) la maitrise de l’activité via sa capacité à modeler son environnement (et éviter la passivité) […] Ainsi, l’usage de tablettes ou de téléphones ne peut absolument pas favoriser le développement d’une littératie numérique. (p.76)
Tous les programmes qui consistent à donner des iPads dans les écoles pour diffuser et développer une littératie numérique ont de fait l’effet contraire : ils contribuent à la mise en place d’un assujettissement ignorant, d’une dépendance total et critique à des technologies incompréhensibles qui sont nos maîtres au lieu d’être à notre service. (p.76)
1) ils présentent une vision du monde unique et uniformisée et, surtout, la naturalisent en rendant complètement transparents et donc invisibles leurs processus de modélisation – tout est dissimulé. 2) la richesse du système symbolique rendue possible par des formes comme l’écriture est balayée et remplacée par un nombre très réduit de gestes. 3) la pauvreté d’expression (activité suggérée et balisée sur un smartphone)
Dès que le numérique est associé à l’immatérialité, il acquiert une valeur symbolique très élevée (voir la déclaration d’indépendance du cyberspace de John Perry Barlow en 1989) […] Pour câbler un territoire, il est nécessaire de pouvoir enterrer l’infrastructure et donc d’avoir l’autorisation des propriétaires de chaque bout de terre où l’on veut creuser. Il est évident qu’avoir l’autorisation de citoyens privés pour faire un ensemble de trous, terrain après terrain, afin de traverser les États-Unis d’est ou ouest n’est pas une simple entreprise. Mais cette entreprise a déjà été accomplie, certes avec beaucoup de dégâts « collatéraux » et énormément de violences au XIXe siècle pour faire passer le chemin de fer. […] Le câblage des États-Unis suit donc les voies de train… (p.104)
Outre le fait d’être plus sexy (la représentation préféré des réseaux est sans fil : wireless), la rhétorique de l’immatérialité a un autre avantage: elle cache les véritables enjeux et limite la capacité de compréhension – et surtout de critique – du public. Selon Starosielski « le fait de cacher la matérialité des infrastructure réduit la conscience que le public a de l’infrastructure et donc semble réduire la possibilité de la détruire et semble protéger le flux de pouvoir ancré tout le long des câbles« . Elle cache une stratégie de dissimulation. (p. 104)
1) L’outil cassé (il arrête de fonctionner suite à un imprévu), 2) l’outil complexe (il fonctionne bien mais ne fait pas ce qu’on croit qu’il doit faire. C’est un outil contre intuitif), 3) l’outil inutile (conçu pour mettre en question l’impératif fonctionnel) (p.165)
C’est une occupation oisive, ce que les Grecs appelaient skholé, d’où vient le français « école », qui signifie initialement oisiveté, temps libre. S’oppose à ascholia, le temps occupé, les affaires. Il est nécessaire d’être libre pour pouvoir se dédier à la philosophie et aux arts […], se dédier à cultiver notre jardin. Elle s’oppose radicalement à l’impératif fonctionnel. Être libre de cultiver sa propre autonomie en se dédiant à des tâches matérielles qui sont normalement méprisées par l’impératif fonctionnel. (p.182)
Dans le projet de numérisation de l’œuvre de Saint Thomas D’Aquin réalisé par le père Roberto Busa dans les années 1950, « le grand travail du père Busa a consisté à encoder l’œuvre de Thomas d’Aquin dans des cartes perforées. L’équipe en charge de l’encodage était constituée de 17 personnes, toutes des femmes, qui avaient acquis des compétences complexes et qui ont été confronté à des décisions d’ordre épistémologique et théorique ayant profondément conditionné le résultat final. Pourtant, leurs noms ont été systématiquement oublié et leur savoir a été plus tard associé à un travail manuel et matériel.
Dans la création de l’un des premiers ordinateurs l’ENIAC, une machine conçue pour automatiser les calculs balistiques pendant la Seconde Guerre mondiale. Le très grand nombre d »informaticiennes qui ont travaillé sur l’ENIAC sont presque systématiquement ignorées. Dans les photos officielles, on voit souvent des hommes poser devant la machine. Lorsqu’on y voit des femmes, elles ne sont pas identifiées en légende, considérées comme des subalternes ou de simples figurantes, alors que certaines ont été choisies pour leurs grandes compétences en mathématique (Ruth Teitelbaum et Ester Gerston).