L’homme se tient sur une brèche, dans l’intervalle entre le passé révolu et l’avenir infigurable. Il ne peut s’y tenir que dans la mesure où il pense, brisant ainsi, par sa résistance aux forces du passé infini et du futur infini, le flux du temps indifférent. Chaque génération nouvelle, chaque homme nouveau doit redécouvrir laborieusement l’activité de pensée. Longtemps, pour ce faire, on put recourir à la tradition. Or nous vivons, à l’âge moderne, l’usure de la tradition, la crise de la culture. Il ne s’agit pas de renouer le fil rompu de la tradition, ni d’inventer quelque succédané ultra-moderne, mais de savoir s’exercer à penser pour se mouvoir dans la brèche. Hannah Arendt, à travers ces essais d’interprétation critique – notamment de la tradition et des concepts modernes d’histoire, d’autorité et de liberté, des rapports entre vérité et politique, de la crise de l’éducation -, entend nous aider à savoir comment penser en notre époque.
Hannah Arendt (1906 – 1975) est une politologue, philosophe et journaliste allemande naturalisée américaine, connue pour ses travaux sur l’activité politique, le totalitarisme, la modernité et la philosophie de l’histoire. Ses ouvrages sur le phénomène totalitaire sont étudiés dans le monde entier et sa pensée politique et philosophique occupe une place importante dans la réflexion contemporaine. Ses livres les plus célèbres sont Les Origines du totalitarisme (1951 ; titre original : The Origins of Totalitarianism), Condition de l’homme moderne (1958) et La Crise de la culture (1961). (source wikipedia)
Préface : La brèche entre le passé et le futur
I – La tradition et l’âge moderne
II – Le concept d’histoire
III – Qu’est ce que l’autorité?
IV – Qu’est ce que la liberté?
V – La crise de l’éducation
VI – La crise de la culture
VII – Vérité et politique
VIII – La conquête de l’espace et la dimension de l’homme
Notes
Nombre de pages
384
Langue
Française
Année de publication
1961
Éditeur
folio essais
ISBN
978-2-07-0325030
L’un des talents des grands auteurs est probablement l’intemporalité de leurs écrits. Certains passages de La Crise de la culture auraient tout aussi pu être écrit aujourd’hui, alors que sa première publication date de 1961 (la version augmentée dont je fais référence ici date de 1968).
J’ai voulu découvrir cette auteure dont les écrits sont très régulièrement cités dans les ouvrages que j’ai le plaisir de lire et de vous partager. C’est notamment le cas avec David Colon qui justifie dans Manipulation un affaiblissement des vérités de fait ou encore Byung Chul Han qui critique le traité Viva Activa d’Arendt.
Ce livre n’est pas un récit continu à proprement parlé mais un recueil de pensée politique comprenant huit essais tous rédigés par Hannah Arendt et qui sont parus dans différentes revues à différents moments.
La lecture de l’ouvrage m’a demandé un effort certain de concentration, tant la réflexion d’Hannah Arendt sur les différentes thématiques abordées – la tradition, l’autorité, la religion, l’éducation, la culture etc. – est profonde et sa pensée protéiforme.
Un ouvrage à la fois complexe et brillant, que je recommande aux personnes qui souhaitent avoir des éléments théoriques pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons et les raisons des maux de nos sociétés, comme l’avènement des populistes au pouvoir ou les problèmes récurrents dans le domaine de l’éducation. Pour aller plus loin, je vous recommande également Le savant et le politique du sociologue Max Weber.
L’histoire de la caverne se déroule sur trois scènes ; le premier retournement a lieu dans la caverne même quand l’un de ses habitants se délivre des chaînes qui retiennent les « jambes et le cou » des occupants de la caverne de sorte « qu’ils ne voient que ce qui est en avant d’eux », ne détachant pas les yeux de l’écran où ombres et images des choses apparaissent ; il se retourne maintenant vers l’arrière de la caverne où un feu artificiel éclaire les choses de la caverne telles qu’elles sont réellement.
Il y a ensuite le geste de se détourner de la caverne vers le ciel clair où les idées apparaissent comme les essences vraies et éternelles des choses de la caverne, illuminées par le soleil, l’idée des idées, rendant l’homme capable de voir et les idées de resplendir face à lui.
Enfin, il y a la nécessite de retourner à la caverne, de quitter le royaume des essences éternelles et d’évoluer encore dans le royaume des choses périssables et des hommes mortels. Chacun de ces retournements est accompli par une perte de la vue et de l’orientation : les yeux habitués aux ombreuses apparences de l’écran sont aveuglés par le feu dans la caverne ; les yeux s’étant alors accommodés à la faible lumière du feu artificiel sont aveuglés par la lumière qui illumine les idées ; enfin, les yeux s’étant accommodés à la lumière du soleil doivent s’accommoder à l’obscurité de la caverne. (p.52)
Au début de l’histoire de l’Occident, la distinction entre la mortalité des hommes et l’immortalité de la nature, entre les choses faites par l’homme et les choses qui naissent et croissent par elles-mêmes était l’hypothèse tacite de l’historiographie. Toutes les choses qui doivent leur existence aux hommes, comme les œuvres, les actions et les mots, sont périssables, contaminées, pour ainsi dire, par la mortalité de leurs auteurs. Cependant, si les mortels réussissaient à doter de quelque permanence leurs œuvres, leurs actions et leurs paroles, et à leur enlever leur caractère périssable, alors ces choses étaient censées, du moins jusqu’à un certain degré, pénétrer et trouver demeure dans le monde de ce qui dure toujours, et les mortels eux-mêmes trouver leur place dans le cosmos où tout est immortel excepté les hommes. La capacité humaine d’accomplir cela était la mémoire, Mnémosyne, qui était considérée pour cette raison comme la mère de toutes les autres muses. (p.60)
L’immortalité est ce que les mortels doivent par conséquent tenter d’accomplir s’ils veulent s’élever dans leur vie à la hauteur du monde à l’intérieur duquel ils sont nés, à la hauteur des choses qui les entourent et dans la compagnie desquelles ils sont admis pendant un court temps. La connexion entre l’histoire et la nature n’est donc aucunement une opposition. L’histoire reçoit dans sa mémoire les mortels qui, par l’action et la parole se sont montrés dignes de la nature, et leur renom immortel signifie qu’ils peuvent, en dépit de leur mortalité, demeurer dans la compagnie des choses qui durent à jamais. (p.66)
L’expérience fondamentale sous-jacente au doute cartésien était la découverte que la terre, contrairement à toute expérience sensible immédiate, tournait autour du soleil. L’époque moderne a commencé quand l’homme, avec l’aide du télescope, tourna ses yeux corporels vers l’univers, sur lequel il avait spéculé pendant longtemps – voyant avec les yeux de l’esprit, écoutant avec les oreilles du cœur, et guidé par la lumière intérieure de la raison – et apprit que ses sens n’étaient pas ajustés à l’univers, que son expérience quotidienne, loin de pouvoir constituer le modèle de la réception de la vérité et de l’acquisition du savoir, était une une source constante d’erreur et d’illusion. (p.75)
La chose décisive dans notre système n’est pas que la naissance du Christ apparaît maintenant comme le point de pivot de l’histoire du monde, car elle a été reconnue comme telle et avec une force plus grande beaucoup de siècles auparavant sans aucun effet semblable sur notre chronologie, mais plutôt que maintenant, pour la première fois, l’histoire de l’humanité s’étend (en arrière) jusqu’à un passé infini que nous pouvons reculer à volonté en y poursuivant plus loin la recherche comme elle s’étend en avant jusqu’à un futur infini. Cette double infinité du passé et du futur élimine toutes les notions de commencement et de fin, et établit l’humanité dans une immortalité terrestre potentielle. Ce qui à première vue ressemble à une christianisation de l’histoire du monde élimine en fait de l’histoire séculière toutes les spéculations religieuses sur le temps. (p.92)
Il existe pourtant un accord tacite dans la plupart des discussions entre spécialistes en sciences sociales et politiques qui autorise chacun à passer outre aux distinctions et à procéder en présupposant que n’importe quoi peut en fin de compte prendre le nom de n’importe quoi d’autre, et que les distinctions ne sont significatives que dans la mesure où chacun a le droit de « définir ses termes ».
Mais ce droit bizarre, que l’on en est venu à s’accorder sitôt que l’on s’occupe de choses d’importance – comme s’il était vraiment identique au droit d’avoir son opinion – n’indique-t-il pas déjà que des termes comme « tyrannie », « autorité », « totalitarisme » ont tout simplement perdu leur signification commune, ou que nous avons cessé de vivre dans un monde commun où les mots que nous avons en commun possèdent un sens indiscutable, de sorte que, pour ne pas nous trouver condamnés à vivre verbalement dans un monde complètement dépourvu de sens, nous nous accordons les uns aux autres le droit de nous retirer dans nos propres mondes de sens et exigeons seulement que chacun d’entre nous demeure cohérent à l’intérieur de sa terminologie privée ?
Si, dans ces circonstances, nous nous assurons que nous nous comprenons encore les uns les autres, nous ne voulons pas dire par là que nous comprenions ensemble un monde commun à nous tous, mais que nous comprenons la cohérence des arguments et du raisonnement, du processus de l’argumentation sous son aspect purement formel. Ce passage n’est pas sans nous rappeler le concept de post-vérité explicité par David Coulon dans son ouvrage Manipulation. (p.126)
Car si j’ai raison de soupçonner que la crise du monde d’aujourd’hui est essentiellement politique, et que le fameux « déclin de l’Occident » consiste essentiellement dans le déclin de la trinité romaine de la religion, de la tradition et de l’autorité, et dans la dégradation concomitante des fondations, pour renouer le fil rompu de la tradition, et pour rétablir, en fondant de nouveaux corps politiques, ce qui pendant tant de siècles a donné aux affaires des hommes dignité et grandeur. (p.183)
La véritable difficulté de l’éducation moderne tient au fait que, malgré tout le bavardage à la mode sur un nouveau conservatisme, il est aujourd’hui extrêmement difficile de s’en tenir à ce minimum de conservation et à cette attitude conservatrice sans laquelle l’éducation est tout simplement impossible. Il y a à cela de bonnes raisons. La crise de l’autorité dans l’éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé. Pour l’éducateur cet aspect de la crise est particulièrement difficile à porter, car il lui appartient de faire le lien entre l’ancien et le nouveau : sa profession exige de lui un immense respect du passé. Pendant des siècles, c’est-à-dire tout au long de la période de civilisation romano-chrétienne, il n’avait pas à s’aviser qu’il possédait cette qualité, car le respect du passé était un trait essentiel de l’esprit romain et le Christianisme n’a ni modifié ni supprimé cela, mais l’a simplement établit sur de nouvelles bases.
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L’essence même de cet esprit romain était de considérer le passé en tant que passé comme modèle, et dans tous les cas les ancêtres comme de vivants exemples pour leurs descendants. Il croyait même que toute grandeur réside dans ce qui a été, que la vieillesse est déjà presque un ancêtre, le vieillard doit servir de modèle aux vivants. Tout cela est en contradiction non seulement avec notre époque et les temps modernes depuis la Renaissance, mais aussi par exemple avec l’attitude grecque en face de la vie. Quand Goethe dit que vieillir c’est « se retirer progressivement du monde des apparences », il fait là un commentaire dans l’esprit même des Grecs pour lesquels être et apparaitre ne font qu’un. La conception latine serait que c’est justement en vieillissant et en disparaissant peu à peu de la communauté des mortels que l’homme atteint sa plus caractéristique manière d’être même si, par rapport au monde des apparences, il est en train de disparaître; car c’est alors seulement qu’il atteint ce mode d’existence où il sera une autorité pour les autres. (p.248)
Pour les Romains, une personne cultivée devait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé. (p.288)
Les cerveaux électroniques partagent avec d’autres machines la capacité de faire le travail de l’homme mieux et plus vite que lui. Le fait qu’ils supplantent et étendent la puissance intellectuelle de l’homme plutôt que sa puissance de travail ne cause aucun embarras à ceux qui savent distinguer entre l' »intellect » nécessaire pour bien jouer aux dames ou aux échecs et l’esprit humain.
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Cela, à vrai dire, prouve seulement que cette puissance intellectuelle et cette puissance de travail appartiennent à la même catégorie et que ce que nous nommons intelligence et pouvons mesurer avec un Q.I n’a plus grand-chose à voir avec la qualité de l’esprit humain ; sinon d’en être l’indispensable conditio sine qua non. Il y a pourtant des savants pour affirmer que des ordinateurs peuvent faire « ce qu’un cerveau humain ne peut pas comprendre« , et cela est une proposition entièrement différente et alarmante ; car la compréhension est véritablement une fonction de l’esprit, mais jamais le résultat automatique de l’intelligence. Si l’affirmation que nous sommes entourés par des machines dont nous ne pouvons comprendre ce qu’elles font, bien que nous les ayons conçues et construites, était vraie, et non pas seulement la méprise d’un savant sur lui-même, cela signifierait que les embarras théoriques des sciences de la nature à leur plus haut niveau ont envahi notre monde quotidien. (p342)
La grande entreprise spatiale me paraît indiscutable, et toutes les objections élevées contre elle sur un plan purement utilitaire – c’est trop cher, l’argent serait mieux employé à l’instruction et à l’amélioration du sort des citoyens, à la lutte contre la pauvreté et la maladie (ou toute autre bonne intention qui viendrait à l’esprit) – me semblent un tant soit peu absurdes, au regard de ce qui est en jeu et dont les conséquences sont encore aujourd’hui tout à fait imprévisibles. Il y a, en outre, une autre raison qui me donne à penser que ces arguments sont à côté de la question. Ils sont d’autant plus inadéquats que l’entreprise elle-même n’a pu naître que grâce à un développement stupéfiant des capacités scientifiques et de l’homme. Il y va de la parfaite intégrité de la science de mettre entre parenthèses, non seulement ces considérations d’ordre utilitaire, mais également la réflexion sur la dimension de l’homme.