Comment se douter qu’un simple Like envoyé depuis nos smartphones mobilise ce qui constituera la plus vaste infrastructure édifiée par l’homme ? Le monde « dématérialisé » du numérique, indispensable pour communiquer, travailler et consommer, s’avère bien plus tangible que nous ne voulions le croire… Menée durant deux ans sur quatre continents, cette enquête édifiante révèle l’anatomie d’une technologie qui n’a de virtuel que le nom et qui s’affirme déjà comme l’un des défis environnementaux majeurs du XXIe siècle.
Journaliste et réalisateur de documentaires, Guillaume Pitron est connu pour ses enquêtes sur les enjeux économiques, politiques et environnementaux de l’exploitation des matières premières. Son premier ouvrage, La Guerre des métaux rares. La face cachée de a transition énergétique et numérique (Éditions Les Liens qui libèrent), traduit dans une douzaine de pays, a été décliné en documentaire sur la chaîne Arte.
Préface à l’édition Poche +
Introduction
Nombre de pages
352
Langue
Française
Année de publication
2023
Éditeur
Les liens qui libèrent
ISBN
979-102-0924964
Nous pensions l’Internet entièrement virtuel, immatériel, insaisissable, léger comme un nuage, fait de zéros et de uns se baladant dans les airs et atterrissant comme par magie dans nos ordinateurs via les ondes Wi-Fi.? Il n’en est rien.
A travers un voyage extraordinaire de deux ans, Guillaume Pitron nous amène au fin fond de la Chine, en plein cœur de la Silicon Valley, dans le nord de la Suède et dans les profondeurs des océans pour nous révéler une infrastructure mondiale incroyable faite de câbles sous-marins, de centres de données, de microprocesseurs, de sociétés-écrans… Cette Toile numérique réalisée en béton et en acier, engloutit une large part de la production mondiale de métaux rares et est responsable d’une consommation énergétique de plus en plus importante.
Face à nos usages numériques débridés, les opérateurs usent et abusent de la rhétorique de l’immatérialité si bien décrite par Marcello Vitali-Rosati, et de stratégies délibérées d’invisibilisation pour dédouaner le numérique de son impact climatique et écologique, tout en déresponsabilisant les utilisateurs.
Une enquête saisissante qui donne la mesure de nos prochains défis environnementaux.
De l’autre, des réseaux et communautés de « défricheurs » pensent qu’un autre numérique, plus sobre, responsable et respectueux de l’environnement est possible. Nous les avons rencontrés : un entrepreneur néerlandais qui rapatrie des dizaines de milliers de téléphones portables de l’Afrique vers l’Europe ; une militante estonienne qui a lancé la première journée mondiale consacrée au nettoyage de nos données numériques ; un marin néerlandais qui récupère de vieux câbles au fond des océans, ou encore une armée d’ingénieurs de tous horizons qui ont conçu le smartphone le plus écologique du monde. Tous partagent les valeurs de collaboration, de sobriété, de partage… au service d’un numérique réellement durable. (p.25)
Car le numérique pollue. Énormément. Compte tenu notamment de sa consommation d’eau d’énergie et de sa contribution à l’épuisement des ressources minérales, ce secteur génère, comme nous l’avons déjà exposé plus tôt, une empreinte équivalente à deux ou trois fois celle d’un pays comme la Grande-Bretagne ou la France. En cause, entre autres, les 34 milliards d’équipements numériques qui circulent sur Terre : ceux-là pèsent, au total 223 millions de tonnes – autant que 179 millions de Berlines. Sur le volet énergétique, les TIC consomment environ 10% de l’électricité mondiale, soit l’équivalent de la production de 100 réacteurs nucléaires. (p.50)
Cette accoutumance généralisée aux combustibles fossiles explique pourquoi l’ensemble de l’industrie numérique, qui capte environ 10% de l’électricité produite sur la planète, serait responsable de 3,7% des émissions de gaz à effet de serre – un chiffre qui pourrait doubler d’ici à 2025. Aussi nos gestes numériques, même les plus banals, ont-ils un impact carbone dont nous devons tous prendre conscience… Un courriel génèrerait au minimum 0,5 grammes, voire 20 grammes de carbone si une pièce jointe lui est attachée. C’est l’équivalent d’une ampoule allumée pendant une heure. Or 319 milliards d’e-mails sont envoyés chaque jour dans le monde… L’impact carbone des courriels est pourtant dérisoire rapport à la vidéo en ligne, qui représente 60% des flux de données. (p.174)
Les acteurs de l’économie numérique sont conscients de cet effet boomerang, mais entendent d’abord mettre les consommateurs face à leurs responsabilités. « chacun est libre de ne pas participer à la surconsommation numérique », a ainsi affirmé Stéphane Richard, le patron du groupe français Orange. Or, dans le même temps, l’entreprise diffuse des publicités célébrant les nouveaux usages de la 5G – une attitude pour le moins paradoxe… Au fond, « les acteurs du digital savent très bien que ces nouvelles technologies vont augmenter notre consommation numérique et que, loin de résoudre le problème, on l’active », juge un universitaire. (p.220)
Et bien sûr, c’est la consommation énergétique de TSMC qui est la plus frappante car, insiste Collinge, « plus on élabore des petits objets, plus il faut de grosses machines qui consomment beaucoup d’énergie pour les fabriquer ». À Taïwan, les installations de TSMC mobiliseraient une puissance équivalente à deux à trois réacteurs nucléaires, soit 3% de la consommation nationale taïwanaise durant les pics de consommation… Et ce chiffre devrait être multiplié par deux d’ici à dix ans. (p.105)
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Sur la Toile, l’entreprise [Facebook] s’affiche partout, mais, dans le monde tangible, elle n’est visible nulle part. Avec ses édifices insipides et sa communication minimaliste, agissant derrière une filiale, Pinnacle Sweden AB, qui fait office de paravent, la firme de Mark Zuckerberg a peut-être réussi son pari : se faire oublier, de sorte que « les habitants de Lulea ne sintéressent dorénavant plus à Facebook », constate Niklas Osterberg.
La chercheuses Asta Vonderau a analysé les ressorts de ce qui s’apparente bel et bien à une stratégie délibérée d’invisibilisation de la présence physique de l’entreprise californienne, « avec l’objectif de minimiser toute friction et contestation […] qui pourrait troubler les flots de données et de profits ». Cette stratégie marketing de « profits sans conflits » (frictionless profit) n’est pas nouvelle. Elle puise ses sources dans ce que le chercheur américain Jeffrey Winners a appelé, dès 1996, le « capitalisme zonal » : une zone économique spéciale, souvent cloisonnée, « dans laquelle un effort intense a été engagé pour créer un climat favorable aux affaires […] Pour atteindre les mêmes objectifs, les GAFAM veulent se dissocier du matériel. Ainsi, Google, qui posséderait une quinzaine de datacenters à travers le monde, a souvent recours à des sociétés-écrans afin que son nom ne soit associé à ces infrastructures que lorsque les projets de construction ont déjà été approuvés. (p.191)
Cette politique des petits gestes ne peut cependant faire l’économie d’interrogations beaucoup plus systématiques et profondes :
Chaque mois, nous décryptons l’actualité tech et son impact sur notre vie privée.
EN 2017, Steve Case, fondateur d’AOL l’un des tout premiers fournisseurs mondiaux de services Internet, publia un livre qui devait faire grand bruit : The Thrid Wave. An Entrepreneur’s Vision of the Future. Durant la première vague d’Internet, expliquait l’auteur, les entreprises du Net (comme AOL, IBM et Microsoft) avaient édifié les infrastructures permettant aux ordinateurs de se connecter entre eux. La deuxième vague était celle des sociétés qui, à l’instar de Google et de Facebook, avaient crée les moteurs de recherche et les réseaux sociaux reliant, cette fois, les internautes les uns aux autres. Et Steve Case de prévoir dorénavant l’avènement d’une troisième vague, où l’on connectera tout – objets et êtres vivants – ce qui pourra être lesté d’un capteur (l’IoT). (p.209)
A l’appui de leurs ambitions, ils ont élaboré, dès le tournant du millénaire, le « design de l’attention » ou bien la « captologie« : des techniques dont l’objectif est de rendre les consommateurs de plus en plus dépendants des outils connectés. L’un des premiers auteures à révéler cette science nouvelle au grand public fut le consultant américain Nir Eyal, dans un best-seller intitulé Hooked. Comment créer un produit ou un service qui ancre des habitudes. (p.228)
Un siècle gouverné par une IA écoresponsable aura-t-il alors encore un sens à nos yeux? Comme l’expose l’ancien secrétaire d’État des présidents américains Richard Nixon et Gerald Ford, Henry Kissinger, dans une passionnante tribune du mensuel américain The Atlantic consacrée à l’IA, la religion a permis, durant le Moyen Âge, de structurer notre compréhension de l’univers. Puis ce fut la raison au XVIIIe siècle, l’histoire au XIXe et l’idéologie au XXe siècle. Au XXI siècle, nous pourrions ne plus rien décoder (au sens propre du mot) de notre odyssée vers un monde plus sobre et vert. D’où cette interrogation paradoxale: un monde qui reposera entièrement sur l’information ne sera-t-il pas encore plus mystérieux? (p.258)
Fait notable: tout à leur stratégie d’intégration verticale, les GAFAM possèdent dorénavant leurs propres tubes et viennent sérieusement bousculer les opérateurs télécoms. Ainsi en est-il de Facebook, qui a constitué une équipe expressément consacré à ses fondations sous-marines. Et pour cause: en 2013, le lancement de la lecture automatique des vidéos sur le réseau social a, en l’espace de quelques heures, « capté tellement de bande passante que ça a quasiment fait sauter leur réseau informatique », relate un spécialiste des télécommunications sous-marines. (p.272)
La première pourrait être, selon nous, la protection de notre santé physique : le classement en 2011, par l’agence de recherche sur le cancer de l’OMS, des ondes électromagnétiques comme potentiellement cancérigènes ne pourrait-il être que le premier d’une longue série d’alertes conduisant à une modération de nos usages numériques ? La seconde pourrait être la préservation de nos équilibres mentaux, comme le démontre la riche littérature désormais consacrée aux impacts des téléphones portables sur la psychologie des individus. La troisième n’est autre que la sauvegarde de notre vie privée et, in fine, de nos démocraties, fragilisées par la collecte des données et la violence des réseaux sociaux. (p.290)
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Internet induit également tous les réseaux de télécommunication (câbles, routeurs, bornes WiFi) et les centres de stockage de données, les fameux datacenters, qui permettent aux objets connectés de communiquer entre eux – une gigantesque infrastructure qui siphonne une part croissante des ressources terrestres: 12,5% de la production mondiale de cuivre et 7% de celle de l’aluminium (tous deux des métaux abondants) sont destinées aux TIC […]. Le numérique engloutit une large part de la production mondiale de ces métaux : 15% du palladium, 23% de l’argent, 40% du tantale, 41% de l’antimoine, 42% du béryllium, 66% du ruthénium, 70% du gallium, 87% du germanium, et même 88% du terbium. (p.66)
Il existerait aujourd’hui près de trois millions de datacenters d’une surface de moins de 500 mètres carrés dans le monde, 85 000 de dimension intermédiaire et une petite dizaine de milliers dont la taille peut avoisiner celle de l’Équinix AM4. Et au cœur de cette Toile de béton et d’acier prospèrent plus de 500 datacenters dits « hyperscale », souvent vastes comme un terrain de football. (p.121)