Pourquoi la crypto-monnaie de Facebook Libra va marcher et quels sont les motifs d’inquiétude

Annoncé par Facebook en 2018, le projet de création d’une cryptomonnaie nommée Libra semble prendre une forme plus précise grâce à la création d’une organisation à but non lucratif basée à Genève. Disponible à partir de l’année prochaine, Libra aura pour mission de « favoriser le développement d’une devise et d’une infrastructure financière mondiales simples, au service de milliards de personnes », le tout sécurisé par la technologie Blockchain.

Pourquoi cette monnaie digitale va marcher?

Une base de plus de 2 milliards d’utilisateurs et un écosystème crédible

Facebook, ce n’est pas uniquement la plateforme éponyme au 2,375 milliards d’utilisateurs, mais également les applications Messenger (1,3 milliard), WhatsApp (1,5 milliard) et Instagram (1 milliard), soit l’une des plus grandes bases d’utilisateurs au monde.

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De plus, Facebook ne part pas seul dans ce projet de création d’une devise mondiale, mais s’associe à un écosystème de partenaires crédibles et légitimes concernant le paiement en ligne (PayPal, Visa, Mastercard), l’e-commerce (eBay, Booking), les services (Uber, Spotify…) la technologie des cryptomonnaies (coinbase) et les télécommunications (Iliad, Vodafone) pour ne citer que les principaux.

Un système bancaire & financier qui ne répond plus intégralement aux enjeux d’aujourd’hui

Délais de traitement des opérations bancaires, commissions variées, manque d’agilité, structurellement coûteux, et surtout laissant une partie du monde de côté (1,7 milliard de personnes n’ont pas accès à un compte bancaire dans le monde) … De nombreux reproches sont fait au secteur bancaire, à plus ou moins juste titre. Bien qu’en transformation, ce système, ne semble plus aujourd’hui répondre à l’ensemble des enjeux, notamment dans les pays pauvres et en voie de développement, privés de structure financière et de réseaux bancaires adaptés. D’ailleurs, le responsable des affaires publiques de Facebook et ancien Vice-Premier ministre Britannique Nick Clegg ne s’en cache pas dans une interview donnée au quotidien LeMonde :

« Une cryptomonnaie remet avant tout en cause le système bancaire. Le système bancaire est très coûteux, très bureaucratique et très fermé. Il met de côté des milliards de personnes. ».

Nick Clegg, Responsable des Affaires Publiques chez Facebook

Difficile de le contredire à ce sujet. Il omet cependant de préciser que le système bancaire aujourd’hui répond à des réglementations très strictes imposées par les États.

Cela répond à une demande des utilisateurs

Facebook et ses partenaires ne sont pourtant pas pionniers dans cette démarche de mise en place d’un système de paiement numérique simplifié. Depuis septembre 2014, l’application WeChat (Société Tencent) offre en Chine et dans plusieurs pays d’Asie la possibilité à ses utilisateurs d’effectuer le plus simplement du monde des échanges financiers directement via son application (i.e. Social Commerce), et offre des services adaptés aux entreprises, comme la possibilité de mettre en place des WeChat Stores, des boutiques en ligne permettant aux clients de commander et de payer directement via l’application.

Ainsi, réserver un taxi ou un billet d’avion, payer une addition au restaurant ou son forfait mobile, acheter un ticket de métro ou le dernier téléphone à la mode, le tout sans quitter l’application ou via un QR code dans les magasins physiques est possible depuis plusieurs années. En 2018, WeChat aurait ainsi généré plus d’un milliard de transactions via son application. Son business model reste des plus classiques, WeChat prélève un pourcentage sur chaque transaction enregistrée sur sa plateforme de vente sociale.

De plus en plus de lieux en Chine comme les bars, restaurants et commerces de proximité limitent voir n’acceptent plus de cash comme moyen de paiement, avec comme objectif de limiter le risque d’utilisation de faux billets et pour des raisons de sécurité.

En 2018, 525 millions de Chinois (38% de la population) ont effectué au moins une transaction via leur app mobile, représentant un total de 41 milliards de dollars US. En France, l’évaluation porterait sur 1,4 millions d’utilisateurs (2% de la population)

Quels sont les motifs d’inquiétude

L’émission de monnaie par des acteurs privés non régulés

La confiance dans une monnaie est un des éléments clés de sa stabilité. Bien qu’indexée sur un panier de devises comme le dollar ou l’Euro, la Libra ne dépendra pas de la politique d’une banque centrale et encore moins d’États mais d’une communauté de marchands privés, avec des stratégies diverses et qui ne devront pas forcement rendre de compte à un quelconque régulateur. Imaginons un instant que Facebook accepte que les annonceurs utilisant sa plateforme publicitaire puissent payer en Libra. Facebook pourrait être tenté d’influencer le taux de change si celui-ci venait à être trop désavantageux. Après tout, le scandale du Libor nous rappelle qu’il est tout à fait possible de manipuler ou d’influencer des taux sur le marché monétaire, même dans un secteur extrêmement régulé.

Mais le plus gros risque selon moi sera la possibilité donnée à quelques acteurs privés d’émettre de la monnaie (création monétaire) via par exemple l’acquisition par Calibra, la filiale financière de Facebook en charge de gérer cette cryptomonnaie, d’une licence bancaire, en proposant des prêts aux particuliers et aux entreprises. Après tout, c’est ce qui s’est passé en Chine avec WeBank, une banque en ligne dont l’un des principaux actionnaires n’est autre que Tencent (le propriétaire de WeChat) et qui octroi des crédits personnels via son service Weilidai et des crédits aux entreprises via Weiyedai. Cela reviendrait à donner à Facebook et les autres membres un rôle normalement attribué aux banques centrales (FED, BCE…) sous contrôle des États les représentants.

Une gouvernance Facebook historiquement défaillante

La gouvernance de Facebook a démontré à de nombreuses reprises des faiblesses (campagnes de désinformation) pour ne pas dire des failles (Cambridge Analytica, piratage de comptes, critères de ciblages douteux, ententes avec des fabricants, utilisation de biais cognitif et techniques addictives, construction d’un véritable réseau de surveillance, utilisation de dark patterns pour contraindre les utilisateurs Facebook à abandonner leurs données personnelles pour alimenter son IA…). Cette fois-ci, les répercutions pourraient être bien plus graves car ne se limitant pas à des pratiques purement commerciales (déstabilisation de pays ayant pris la décision d’utiliser Libra comme monnaie alternative par exemple).

Des arrières pensées politiques et libertariennes ?

Le très clairvoyant Gilles Babinet, Digital Champion auprès de la Commission Européenne et vice-président du Conseil du Numérique nous partage dans Libération ses éléments d’inquiétudes quant à la nature politique du projet. Un certain Peter Thiel, fondateur de PayPal en 1998 et qui siège toujours au conseil d’administration de Facebook déclarait vouloir développer une « monnaie alternative libre de tout contrôle gouvernemental« . Ce mouvement libertarien qui vise à prôner les libertés individuelles au détriment de l’État censé les réguler, est assez développé dans certaines entreprises de la Silicon Valley. Les auteurs Loup Cellard et Guillaume Heugue se sont intéressés à la théologie puritaine au source de cette idéologie dans leur ouvrage Au-délà de l’Idéologie de la Silicon Valley.

Mise en place possible d’un « crédit social »

Il existe également des risques liés à l’association d’un réseau social comme Facebook à un système de paiement permettant la mise en place de systèmes de «crédit social», avec une sanction des «mauvais comportements». Les fans de la série Black Mirror auront naturellement pensé à l’épisode Chute Libre qui traite de ce sujet et de ses conséquences potentiellement dramatiques. Pour rappel, en Chine, 23 millions de citoyens sont actuellement interdits d’avion et de train à cause d’un crédit social trop faible.

Alors, Libra, marchera ou ne marchera pas?

A mon humble avis, oui la cryptomonnaie a tout pour démarrer en fanfare et correspond à un réel besoin, notamment dans les pays en voie de développement ne bénéficiant pas de structure bancaire stable. Et il est très probable qu’il y aura des conflits d’intérêts qui émergeront et des inquiétudes quant à l’étanchéité des données financières gérées par Libra vis-à-vis de ses membres fondateurs, Facebook en tête. Nul doute que les législateurs se saisiront du sujet des cryptomonnaies un jour ou l’autre… En espérant que cela n’arrive pas trop tard, pour conserver la belle promesse de fournir une devise et une infrastructure financière mondiales simples, au service de milliards de personnes.

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