Une foule peut-elle raisonner ? Comment la comprendre et la séduire ? La masse nous transforme-t-elle en automates privés de libre arbitre ?
Dans ce livre paru en 1895, Gustave Le Bon (1841-1931) pose les fondements de l’étude scientifique des comportements collectifs et élabore l’un des premiers modèles d’analyse de la manipulation des masses. Succès retentissant dès l’origine, traduit et lu dans le monde entier, il s’est rapidement imposé comme un classique. Devenu plus tard source d’inspiration de la propagande totalitaire, il a joué un rôle déterminant dans l’histoire du XXᵉ siècle.
À l’heure où réapparaissent dans l’espace public des phénomènes de foules, des Gilets jaunes en France à l’insurrection du Capitole à Washington, alors que les réseaux sociaux ont permis l’avènement d’une « ère des foules numériques » où l’illusion et la manipulation prospèrent, lire Gustave Le Bon, c’est reprendre conscience de la puissance des masses et jeter une nouvelle lumière sur les risques qui menacent nos démocraties.
Gustave Le Bon naît à Nogent-le-Rotrou en Eure-et-Loir, en 1842. Pendant la guerre de 1870, il s’engage dans le service sanitaire de l’armée de Paris et obtient la Légion d’honneur en tant que « chirurgien en chef des Ambulances militaires volantes des armées de Paris ». Il est hostile envers le socialisme qu’il considère comme le plus grand danger qui menace les sociétés européennes. Il consacre une grande partie de sa vie à étudier la sociologie, la psychologie, la physique et l’anthropologie. Travaillant sur des théories des comportements sociaux, il contribue à l’essor de la psychologie sociale notamment au travers de ses analyses sur la psychologie des foules. Cependant, encore aujourd’hui, il est une personnalité très controversée, ayant contribué à diffuser des théories racistes, élitistes et sexistes.
Préface de l’auteur
Introduction. L’ère des foules
LIVRE PREMIER – L’âme des foules
CHAPITRE PREMIER. Caractéristiques générales des foules. Loi psychologique de leur unité mentale.
CHAPITRE II. Sentiments et moralité des foules
CHAPITRE III. Idées, raisonnements et imagination des foules
CHAPITRE IV. Formes religieuses que revêtent toutes les convictions des foules
LIVRE II – Les opinions et les croyances des foules
CHAPITRE PREMIER. Facteurs lointains des croyances et opinions des foules
CHAPITRE II. Facteurs immédiats des opinions des foules
CHAPITRE III. Les meneurs des foules et leurs moyens de persusion
CHAPITRE IV. Limites de variabilité des croyances et des opinions des foules
LIVRE III – Classification et description des diverses catégories de foules
CHAPITRE PREMIER. Classification des foules
CHAPITRE II. Les foules dites criminelles
CHAPITRE III. Les jurés de cour d’assises
CHAPITRE IV. Les foules électorales
CHAPITRE V. Les assemblées parlementaires
Nombre de pages
226
Langue
Française
Année de publication
1895
Éditeur
Flammarion (2022)
ISBN
978-2080-295491
Gustave Le Bon est pour le moins une personnalité controversée comme je le précise dans la section « A propos de l’auteur ». Cependant, j’ai eu envie de lire un classique de la psychologie sociale. La préface de David Colon que j’avais découvert dans Propagande, ouvrage que j’ai adoré m’a convaincu de faire l’acquisition de ce livre.
Comme tout ouvrage, il est nécessaire de le réinscrire dans son contexte historique. Et de prendre le recul nécessaire, notamment pour ce livre publié pour la première fois en 1895, il y a donc 129 ans, dans un contexte social déjà tendu. C’est exactement ce que fait David Colon dans ses propos introductifs de 27 pages.
Critiqué à sa sortie par Émile Durkheim, le livre sera plus chaleureusement accueilli par Georges Sorel en France, Vilfredo Pareto en Italie, Ivy L. Lee, Edward Bernays et le Président Théodore Roosevelt aux États-Unis. Charles de Gaulle lui-même nous dit Colon est familier des écrits de Le Bon depuis son passage à l’école de Guerre. En 1946, Carl Gustav Jung, le fondateur de la psychologie analytique, fait référence aux phénomènes anormaux observés dans les foules dans ses Essais sur les événements contemporains et note: « il suffit de lire ce que Le Bon dit de la psychologie des foules pour comprendre ce que je veux dire : l’homme en tant que particule de la masse est psychiquement anormal ». Malheureusement, pour Alfred Strein, qui a mené une étude comparative de Mein Kampf et de Psychologie des Foules, il ne fait guère de doute que Hitler s’est directement inspiré de la traduction allemande de l’ouvrage de Le Bon.
La thèse centrale du livre est que l’individu dans la foule, nous dit Le Bon, n’obéit pas à une conduite rationnelle. Il la qualifie d’ailleurs de féminine : simplicité et exagération des sentiments des foules, les préservent du doute et de l’incertitude. Impressionnables, peu réfléchies, impulsives, versatiles et mues par les passions, les foules décrites par Le Bon sont également sensibles aux images, ce qui pour l’homme de lettres est le stigmate d’une infériorité intellectuelle nous dit David Colon. Pour Benoît Marpeau, « la foule, par rapport à l’individu pensant, est sensible aux autres êtres peu évolués que sont le sauvage, l’enfant ou le croyant ». Par le seul fait d’appartenir à la foule, l’individu descend l’échelle de la civilisation, telle que la conçoit Le Bon, et redevient un primitif, pour ne pas dire un barbare.
Mais pourquoi donc lire Le Bon? C’est encore une fois David Colon qui le décrit le mieux. « En dépit des faiblesses conceptuelles et méthodologiques de Psychologie des foules, l’ouvrage de le Bon demeure aujourd’hui une référence incontournable. Amateur confus pour les uns, génie visionnaire pour les autres, Gustave Le Bon est d’abord un vulgarisateur hors pair, capable de restituer avec clarté le savoir sociologique et psychologique de son temps ». A l’ère des foules numériques, le livre de Le Bon nous fournit un éclairage nécessaire en ces temps particulièrement troubles pour nos démocraties.
Enfin, pour les amateurs d’écrits sur les foules, je recommande la lecture de l’excellent Fouloscopie de Mehdi Moussaïd.
Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il s’en rapproche encore par sa facilité à se laisser impressionner par des mots, des images, et conduire à des actes lésant ses intérêts les plus évidents. L’individu en foule est un grain de sable au milieu d’autres grains de sable que le vent soulève à son gré. (p.59)
Il n’est même pas besoin que les siècles aient passé sur les héros pour que leur légende soit transformée par l’imagination des foules. La transformation se fait parfois en quelques années. Nous avons vu de nos jours la légende de l’un des plus grands héros historiques se modifier plusieurs fois en moins de cinquante ans. Sous les Bourbons, Napoléon devint une sorte de personnage idyllique, philanthrope et libéral, ami des humbles, qui au dire des poètes, devaient conserver son souvenir sous le chaume pendant bien longtemps. Trente ans après, le héros débonnaire était devenu un despote sanguinaire, usurpateur du pouvoir et de la liberté, ayant sacrifié trois millions d’hommes uniquement à son ambition. Actuellement, la légende se transforme encore. Quand quelques dizaines de siècles auront passé sur elle, les savants de l’avenir, en présence de ces récits contradictoires, douteront peut-être de l’existence du héros, comme nous doutons parfois de celle de Bouddha, et ne verront en lui que quelque mythe solaire ou un développement de la légende d’Hercule. (p.73)
La foule n’étant impressionnée que par des sentiments excessifs, l’orateur qui veut la séduire doit abuser des affirmations violentes. Exagérer, affirmer, répéter, et ne jamais tenter de rien démontrer par un raisonnement sont les procédés d’argumentation familiers aux orateurs des réunions populaires. (p.74)
Inutile d’ajouter que l’impuissance des foules à raisonner juste les prive de tout esprit critique, c’est-à-dire de l’aptitude à discerner la vérité de l’erreur, à formuler un jugement précis. Les jugements qu’elles acceptent ne sont que des jugeements imposés et jamais des jugements discutés. Nombreux à ce point de vue les individus qui ne s’élèvent pas au-dessus des foules. La facilité avec laquelle certaines opinions deviennent générales tient surtout à l’impossibilité pour la plupart des hommes de se former une opinion particulière basée sur leurs propres raisonnements. (p.89)
Aussi, les grands hommes d’État de tous les âges et de tous les pays, y compris les plus absolus despotes, ont-ils considéré l’imagination populaire comme le soutien de leur puissance. Jamais ils n’ont essayé de gouverner contre elle. « C’est en me faisant catholique, disait Napoléon au Conseil d’État, que j’ai fini la guerre de Vendée ; en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte ; en me faisant ultramontain que j’ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon. » Jamais, peut-être depuis Alexandre et César, aucun grand homme n’a mieux compris comment l’imagination des foules doit être impressionnée. Sa préoccupation constante fut de la frapper. Il y songeait dans ses victoires, dans ses harangues, dans ses discours, dans tous ses actes. À son lit de mort il y songeait encore. (p.90)
Ça peut vous intéresser :
Sans traditions stables, pas de civilisation ; sans la la lente élimination de ces traditions, pas de progrès. La difficulté est de trouver un juste équilibre entre la stabilité et la variabilité. (Sur le déclin de la tradition, lire Hannah Arendt).
Cette difficulté est immense. Quand un peuple laisse ses coutumes se fixer trop solidement pendant de nombreuses générations, il ne peut plus évoluer et devient, comme la Chine, incapable de perfectionnements. Les révolutions violentes elles-mêmes deviennent impuissantes, car il arrive alors, ou que les fragments brisés de la chaîne se ressoudent, et alors le passé reprend sans changement son empire, ou que les fragments dispersés engendrent l’anarchie et bientôt la décadence.
Aussi la tâche fondamentale d’un peuple doit-être de garder les institutions du passé, en les modifiant peu à peu. Tâche difficile. Les Romains dans les temps anciens, les Anglais dans les temps modernes, sont à peu près les seuls à l’avoir réalisée. (p.104)
Une des fonctions les plus essentielles des hommes d’État consiste donc à baptiser de mots populaires, ou au moins neutres, les choses détestées des foules sous leurs anciens noms. La puissance des mots est si grande qu’il suffit de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses. Taine remarque justement que c’est en invoquant la liberté et la fraternité, mots très populaires alors, que les Jacobins ont pu « installer un despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil à celui de l’Inquisition, des hécatombes humaines semblables à celles de l’ancien Mexique ». L’art des gouvernants, comme celui des avocats, consiste principalement à savoir manier les mots. Art difficile car, dans une même société, les mêmes mots ont le plus souvent des sens différents pour les diverses couches sociales. Elles emploient en apparence les mêmes mots ; mais ne parlent pas la même langue. (p.126)
Chaque mois, nous décryptons l’actualité tech et son impact sur notre vie privée.
Pour vaincre les foules, il faut d’abord se rendre bien compte des sentiments dont elles sont animées, feindre de les partager, puis tenter de les modifier, en provoquant au moyen d’associations rudimentaires, certaines images suggestives ; savoir revenir au besoin sur ses pas, deviner surtout à chaque instant les sentiments qu’on fait naître. (p.131)
La seconde catégorie des meneurs, celle des hommes à volonté durable, exerce, malgré des formes moins brillantes, une influence beaucoup plus considérable. En elle, on trouve les vrais fondateurs de religions ou de grandes œuvres ; saint Paul, Mahomet, Christophe Colomb, Lesseps. Intelligents ou bornés, peu importe, le monde est toujours à eux. La volonté persistante qu’ils possèdent est une faculté infiniment rare et infiniment puissante qui fait tout plier. (p.138)
Le prestige disparaît toujours avec l’insuccès. Le héros que la foule acclamait la veille est conspué par elle le lendemain si le sort l’a frappé. La réaction sera même d’autant plus vive que le prestige aura été plus grand. La multitude considère alors le héros tombé comme un égal, et se vende de s’être inclinée devant une supériorité qu’elle ne reconnaît plus. Robespierre faisant couper le cou à ses collègues et à un grand nombre de ses contemporains possédait un immense prestige. Un déplacement de quelques voix le lui fit perdre immédiatement, et la foule le suivit à la guillotine avec autant d’imprécations qu’elle accompagnait la veille ses victimes. C’est toujours avec la fureur que les croyants brisent les statues de leurs anciens dieux. (p.154)
Jadis, et ce jadis n’est pas fort loin, l’action des gouvernements, l’influence de quelques écrivains et d’un petit nombre de journaux constituaient les vrais régulateurs de l’opinion. Aujourd’hui, les écrivains ont perdu toute influence et les journaux ne font plus que refléter l’opinion. Quand aux hommes d’État, loin de la diriger, ils ne cherchent qu’à la suivre. Leur crainte de l’opinion va parfois jusqu’à la terreur et ôte toute fixité à leur conduite. (p.163)
Les individus qui [composent les assemblées parlementaires] arrivent à garder leur individualité dans un grand nombre de cas, et c’est pourquoi une assemblée peut élaborer des lois techniques excellentes. Ces lois, sont, il est vrai, préparées par un spécialiste dans le silence du cabinet ; et la loi votée est en réalité l’œuvre d’un individu, et non plus celle d’une assemblée. Ces lois sont naturellement les meilleurs. Elles ne deviennent désastreuses que lorsqu’une série d’amendements malheureux les rendent collectives. L’œuvre d’une foule est partout et toujours inférieure à celle d’un individu isolé. Seuls, les spécialistes sauvent les assemblées des mesures trop désordonnées et trop inexpérimentées. Ils deviennent alors des meneurs momentanés. L’assemblée n’agit pas sur eux et ils agissent sur elle. (p.210)