Votre boss vous surveille

Les technologies de surveillance accentuent le déséquilibre des pouvoirs entre les entreprises et leurs salariés.

Un robot surveillant les travailleurs dans une usine

La période COVID-19, terreau fertile pour le développement de la surveillance électronique

Une étude datant de 2021 et réalisée par ExpressVPN, un éditeur de solutions de protection de la vie privée, alors que la pandémie de COVID-19 avait contraint nombre de salariés à travailler de chez eux, avait révélé que 80% des entreprises interrogées surveillaient les travailleurs à distance ou en travail hybride. Une enquête du New York Times en 2022 indiquait que 8 des 10 plus grandes entreprises privées américaines utilisaient des indicateurs de productivité, la majorité en temps réel.

Aujourd’hui, des logiciels spécialisés peuvent mesurer et enregistrer l’activité en ligne des salariés, leur localisation physique et même leurs comportements comme les touches du clavier qu’ils tapent, ou le ton utilisé dans leurs communications écrites. La majorité des salariés n’ayant aucune idée qu’ils sont surveillés.

Si les consommateurs peuvent compter sur des législations relativement protectrices, notamment en Europe, il n’en est pas de même pour le monde de l’entreprise, ou les salariés semblent bien moins protégés. Il est d’ailleurs estimé que le marché des logiciels de surveillance des employés dans le monde professionnel atteindra 4,5 milliards de dollars en 2026, avec l’Amérique du Nord en tête de pont (source IndustryARC).

Vouloir optimiser la productivité des travailleurs n’a rien de nouveau. C’est même l’histoire du capitalisme. Frederick Taylor n’ambitionnait pas autre chose lorsqu’il proposa de diviser la production en tâches simples et répétitives… donc mesurables et optimisable, à travers un « management scientifique ». Il en va de même pour Henri Ford qui voyait dans la mécanisation des usines la possibilité d’augmenter la productivité, ce qui a eu pour conséquence la diminution du rôle des techniciens au détriment des machines.

Plus d’un siècle après la parution par Taylor de sa monographie (i.e. étude) The Principles of Scientific Managment, le terme d’efficacité reste un terme plus que jamais d’actualité avec les nouvelles opportunités offertes par la production et l’utilisation de la donnée (i.e. big data).

Si Amazon bénéficie d’une solide réputation dans l’utilisation de la donnée à des fins de contrôle de ses salariés notamment dans les entrepôts, elle n’est pas la seule entreprise à mettre la pression sur sa force de travail.

Fin 2020, en pleine période COVID-19, l’éditeur de logiciel et de cloud Microsoft annonçait la disponibilité de son « Productivity Score » permettant à chaque organisation cliente (et elles sont nombreuses) de mesurer la productivité estimée de chacun des utilisateurs. Face au scandale suscitée par cette fonctionnalité et les dérives qu’elle pouvait engendrer, l’américain avait alors rétro-pédalé pour revoir son dispositif de fond en comble (ce productivty score calcul maintenant la productivité de l’organisation et non plus de chaque individu).

Période COVID-19 toujours, l’application de visioconférence Zoom déployait de manière relativement discrète son Zoom Attention Tracking qui permettait à chaque organisateur de réunion de connaitre le taux d’attention des participants, en analysant leur regard à travers la webcam de l’ordinateur. D’autres outils de surveillance ont également vu le jour comme des applications réalisant des copies d’écran des employés toutes les 10 minutes, ou d’autres solutions maisons mesurant le taux d’usage des outils bureautiques (temps passé sur la messagerie, en visio, sur le tableur, sur les réseaux sociaux…). Windston Smith sait à quoi s’en tenir (vous avez la ref? 😱).

La surveillance algorithmique, nouvelle perspective de gain de productivité

Début 2025, une startup, spécialisée en Intelligence Artificielle, a orchestré une campagne publicitaire au ton suffisamment provocant pour être relayée par les médias. Artisan, c’est son nom, propose grâce à son agent commercial IA de mettre le travailleur au placard. Plus productif que l’humain, moins émotif, et bien plus rentable, l’IA promet – d’après la startup – aux entreprises clientes d’économiser 96% des coûts de salariés. Le rêve de tout chef d’entreprise ? Bien évidement que non fort heureusement. Le capital humain reste l’atout de la grande majorité des entreprises. Mais lorsque les données sont reines, il devient difficile pour les cols bleus et les cols blancs de rivaliser avec la machine.

Stop Hiring Human Artisan
Campagne publicitaire de la startup Artisan qui vente les mérites de son agent IA conversationnel, plus productif et moins couteux qu'un humain.

Les entreprises qui utilisent des moyens de surveillance électronique indiquent s’en servir non pas seulement pour augmenter la productivité mais également pour réduire les risques. Teramind est une société qui permet à plus de 10 000 clients « d’utiliser leurs données pour optimiser leur productivité, détecter et alerter lorsque des conversations sont identifiées comme potentiellement toxiques et créer des systèmes de pistage lorsque des informations sensibles sont partagées ». Il revient à chaque client de définir les niveaux de performance attendue, d’alertes et les types de mesures enregistrées, mais également de se conformer aux réglementations existantes (ou non).

Du côté des employés, l’existence de surveillance électronique peut engendrer des difficultés à se sentir serein et performant au travail. En effet, de nombreuses études ont démontré que cette surveillance pouvait augmenter le stress tout en altérant la confiance mutuelle. Un sondage datant de 2022 indiquait d’ailleurs que la moitié des salariés était prêt à quitter leur entreprise s’ils se savaient surveillés. Pour les travailleurs des plateformes numériques (i.e. gig workers), déjà malmenés par les algorithmes, l’enjeu est de maintenir la performance (notation, quotas, engagement) dans une cadence imposée et souvent infernale. Et la pression d’être licencié (i.e. travailleur dans les entrepôts) ou invisibilisé par l’algorithme (Uber, Deliveroo…).

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Dans le secteur de la santé, d’autres problématiques apparaissent. Carmen Comsti, qui est membre du syndicat de la National Nurses United, le principal syndicat d’infirmiers aux USA avec 225 000 membres, dénonce le manque de formation face à la généralisation de la technologie dans les services hospitaliers. Des systèmes de retranscription par IA au triage algorithmisé des patients, la technologie vient assister le personnel hospitalier, qui doit gérer et sera responsable si un problème (technique ou électronique) survient, sans réellement comprendre comment l’IA a été entrainé.

Alors que le RGPD protège d’une certaine manière les salariés européens, l’Electronic Communications Privacy Act autorise aux États-Unis les entreprises à surveiller leurs employés pour des raisons business et si l’employé a donné son accord. Mesurer la productivité d’un employé est une justification business légitime. Signe encourageant, fin 2024, le Consumer Financial Protection Bureau a fourni des recommandations (qui n’ont pas force de loi) pour les entreprises utilisant des algorithmes pour mesurer la performance en indiquant qu’il fallait le consentement du salarié et de la transparence sur les éléments mesurés. De plus, l’État de Californie, souvent à la pointe sur ces sujets, a étendu le California Consumer Privacy Act (CCPA) aux travailleurs et non plus seulement aux consommateurs. Les employés californiens ont dorénavant le droit de connaitre le type de données qui sont collectées sur eux et avec quels objectifs, et peuvent même demander à modifier ou supprimer des données les concernant (une sorte de RGPD à l’américaine).

Fixer la frontière entre ce que peut faire la technologie et ce que la société est prête à accepter

Au-delà d’initiatives locales, les syndicats de travailleurs comme le National Nurses United ou encore le Service Employees International Union (2,2M de travailleurs aux US) font pression sur le législateur pour favoriser des lois encadrant le management algorithmique au niveau fédéral.

Aujourd’hui, le déséquilibre entre la surveillance électronique et le manque de transparence concerne tous les secteurs et toutes les industries, du chauffeur poids-lourd contractuel au cadre supérieur travaillant dans le quartier de la Défense. Il semble plus que jamais nécessaire de fixer les frontières entre ce que la technologie peut faire et ce que la société est prête à accepter. Repenser les droits humains à l’aune du tout technologique, tel est l’enjeu qui se joue actuellement.

Pour aller plus loin, je vous recommande la lecture de « The Tech Coup » de Marietje Schaake qui formule de nombreuses propositions pour mieux encadrer la technologie et les innovations.

Un usager Uber licencie un chauffeur via l'application
Le management algorithmique déséquilibre les pouvoirs et redistribue les cartes. Ici, une cliente du service Uber qui licencie un chauffeur, le tout simplement via une mauvaise notation dans l'application (Image MICHAEL BYERS).

Ce texte a pris sa source dans l’article de Rebecca Ackermann paru dans le MIT Technology Review de mars/avril 2025 (vol. 128) et intitulé Your Boss is Watching You.

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